Ou cent pour sang, comme on voudra.
Nous y sommes parvenus, à ce seuil symbolique des "cent" jours avant le premier tour de l'élection reine de la Vème République.
Là où certains disent "déjà", il faudrait sans doute ajouter "enfin", tant la clarté, la dignité, la hauteur, mais aussi l'adéquation intrinsèque et chronologique, la faisabilité, la pertinence des solutions, sont quasi absents (qu'on lira phonétiquement) du débat d'une non campagne déjà entamée. Ce qui n'est nullement original, tout en étant profondément ulcérant tant les enjeux économiques, politiques, sociaux, géostratégiques, sont capitaux. Plus que cent jours d'une chronique de la démagogie et de la haine politique ordinaires en période électorale, donc.
"Enfin" cent jours, tant l'action de l'exécutif, aux abonnés absents lui aussi, lui d'abord, sur les sujets capitaux de politique économique depuis près de cinq ans, laisse une France exsangue, économiquement et financièrement asphyxiée, avec un record historique de dette publique à 1600 milliards d'euros augmentée de plus de 30% par rapport au début du mandat (il fallait agir avant si on l'avait vu, et non pas au second semestre 2011, presque au bout du mandat, en invoquant de façon démagogique un "héritage" et "la crise". Car alors, à quoi sert-il d'élire un chef de l'Etat, justement?); un financement de la dette au plus haut historique à 3,8% à 10 ans soit le double du taux supporté par l'Allemagne avec laquelle le spread ne cesse de se creuser; avec un ressort de croissance littéralement cassé puisque l'économie est entrée en récession au dernier Trimestre 2011, situation dans laquelle l'OCDE a prévu le maintien durant encore deux trimestres en 2012; une industrie dévastée avec un recul de 25% de la part de sa valeur ajoutée dans le PIB pour atteindre le record historiquement bas de 14%; une compétitivité effondrée puissamment illustrée par un déficit de la balance des paiements ressortant à 71,6 milliards d'euros pour 2011; un chômage à 9,8% promis au record de 10,2% début 2012; une baisse de près de 14% de la durée du travail à temps plein sur la période 1999/2010 soit plus du double de ce que l'INSEE prétend à 5,2% (source Rexecode)- on est très loin des présidentielles et démagogiques incantations de 2007 "travailler plus pour gagner plus", n'est-ce pas?; un plongeon inégalé des perspectives d'investissement des entreprises en 2012 pour 4% (contre les 14% envisagées en 2011) et de consommation des ménages. Etc, etc, etc.
Le tableau clinique de l'économie nationale le pire qu'on ait jamais dressé depuis la seconde guerre mondiale, y compris en tenant compte de la crise de 1973 et de ses répliques. Une économie hantée par le spectre de l'hyper-récession, tous les paramètres économiques sans exception étant réunis.
Une économie nationale à feu et à sang.
Une exception française, quand on compare avec nos voisins et amis européens, l'Italie et l'Allemagne notamment nous donnant aujourd'hui, à juste titre même si ce n'est pas toujours pour de bonnes raisons, des leçons à la fois de bonne gestion des finances publiques comme de réflexion et de travail à la restauration de la croissance (L'Italie de Mario Monti, en situation de crise elle aussi, étant sur ce point exemplaire. Ce que l'on méditera).
Un tableau qui justifie incontestablement que l'on se fasse beaucoup de mauvais sang pour la nation française, dès lors qu'on échappe, réalisme oblige, à la coutumière béatitude électorale de ceux qui, candidats, nous promettent tour à tour ou tout à la fois, une élimination gratuite de notre pilosité faciale, des lendemains qui chantent, le tout à la place du rien, le mouvement à la place de la gesticulatrice inertie, la liquidité à la place de l'austérité, l'égalité après la destruction de son idée, et autres billevesées qui n'engagent que ceux qui y croient, là où les citoyens savent bien que le sang va couler, la seule question étant de savoir pour quel avenir, au-delà des sombres heures du moment (et pour un moment encore).
Il reste donc au sortant cent jours, pour tenter de démontrer que cet état de la France ne lui est pas imputable; que demain il fera tout ce qu'il a dit et oublié dès le lendemain de son élection en 2007 ou presque, découvrant (ou faisant mine de découvrir, le résultat étant le même) la réalité du pouvoir et du contexte; que la confiance (si possible aveugle, néo-despotisme incarné dans une hyper-présidence forçant le trait si français de la constitution de la Vème République oblige) en l'esprit de responsabilité qui l'anime est la seule option possible, qui lui fait promettre, mais sans le dire vraiment, du sang et des larmes en proportion plus importante encore, les plans de rigueur s'empilant sur les plans de rigueur, le prochain, déjà programmé mais soigneusement tu (la supercherie électorale, toujours), devant intervenir dès le lendemain de l'élection, si elle lui est favorable (François Fillon ayant déjà validé cette hypothèse).
A ceci près que le champ de bataille économique sur lequel ce sang sera inévitablement versé par les français, quel que soit le futur Président, ressemble davantage, dans le modèle (?) proposé par le sortant, à une campagne de Russie qu'à une marche libératrice.
Tant qu'on ne touche pas aux fondamentaux économiques et que la restauration opératoire c'est à dire formellement budgétée (par opposition à "incantatoire") de la croissance associée à un effort de justice, de répartition équilibrée et équitable des sacrifices (au regard desquelles la "TVA sociale" envisagée, par exemple, pour être en soi une mesure possible, ne sera en définitive qu'un instrument inégalitaire de plus), et de maintien de la protection sociale pour les plus exposés n'est pas une priorité absolue (toutes choses intégrées par Mario Monti, déjà nommé, dont on devrait largement s'inspirer de ce côté-ci des Alpes), la spirale économique et financière descendante ne peut pas être enrayée.
Or ce n'est pas le discours du sortant et de ses porte-parole. Le sang va donc couler à flots. En l'espèce, le sang qui abreuve les sillons de notre récession économique est des plus pur: il s'agit de celui des citoyens français. Ce qui nourrit la sordide rhétorique politique de qui l'on sait.
Cent jours pour tenter de faire oublier que si le monde est à feu et à sang ce n'est pas d'abord en raison des légitimes aspirations des peuples à la liberté et des confrontations sanglantes que cela occasionne la plupart du temps au Proche ou au Moyen-Orient, ou en Afrique, mais parce qu'une économie financière entièrement dérégulée a mis les économies nationales à sac, malgré le caractère soi-disant protecteur d'une zone euro elle aussi au bord du gouffre à cause du financement non contrôlé des dettes souveraines, sans qu'on n'ait rien fait qui fut à la hauteur du problème, de BCE irresponsable parce qu'obsédée par l'inflation (inexistante) en FESF mort-né parce que sous-capitalisé (On se sera trompé d'environ 3000 milliards d'euros sur les besoins court-terme de la force de frappe. Une bagatelle.), ou de MSE pas encore né et déjà sous-doté en BCE désormais omnipotente aux missions élargies mais hors tout contrôle démocratique et tout gouvernement économique de l'Europe.
Une construction presque cent pour cent hors sujet au regard des besoins financiers et du risque immédiat associé (10 000 milliards de dettes souveraines européennes consolidées), mais aussi du sens de la construction européenne (par "Traité" et non pas par "Constitution", ce qui sape a priori la pourtant indispensable légitimité démocratique de cette construction). On voit mal comment les cent jours qui viennent pourraient infléchir le sens de cette construction européenne là. Elle se fera, donc. Y compris si le principal rival actuel du sortant l'emporte. Mais il serait urgentissime de ré-infléchir et re-pondérer les priorités comme le fonctionnement de cette Europe fédérale en marche qui demeure une bonne chose à supposer qu'on ne persiste pas dans les travers monétaristes et démocratiquement confiscatoires hérités du Traité de Maastricht. Or là, rien n'est moins sûr.
Le congrès de Vienne avait permis de sortir de la folie meurtrière d'empires qui se déchiraient. Le sang versé était alors réel. Une nouvelle Europe en était progressivement sortie, même avec de cruelles rechutes.
On nous présente aujourd'hui le futur Traité européen comme "la" réponse, fédérale, à la crise européenne qui frappe des Etats rendus solidaires jusqu'à la chute non pas tant par la force de leur adhésion à des ambitions économiques constructives communes que par la contrainte des dettes souveraines dont le financement mine les fondements mêmes de chaque Etat pris isolément et de tous les Etats devenus interdépendants par les Traités déjà mis en oeuvre, ce qui est la définition d'un risque systémique.
Cette Europe là est indispensable. Mais elle présente le double handicap de se faire à contre-temps (en phase de récession et d'endettement maximal), et sans accentuation suffisante du nouvel ordre économique régulé (Il n'y a aucune gouvernance véritable. Qu'on juge par exemple et de façon symbolique, l'écho de l'initiative française isolée en matière de taxe sur les transactions) et tourné vers la croissance (il n'y a aucun budget de croissance ou ratio pertinent applicable à des priorités économiques et budgétaires relevant d'une manière directe de la création de richesse par investissement public).
Le sang européen va donc couler, nous nous répétons, pour des motifs économiques cette fois. Cent jours ou pas. Election présidentielle française ou pas. Cent jours ne changeront rien à l'affaire. La seule question étant de savoir pour quelle ambition européenne commune réellement profitable aux peuples européens eux-mêmes, et non pas aux financiers spéculant sur les dettes souveraines jusqu'à la contradiction absolue, tuer la poule aux oeufs d'or étant le risque actuel et avéré pour ceux-là.
C'est dire si l'Europe devrait constituer un enjeu électoral majeur des cent jours qui viennent.
Au vu des faits, des enjeux et des contraintes, il y a à l'évidence de quoi se faire un sang d'encre sur l'ensemble de ces sujets, explosifs, la bombe étant déjà armée. Et si certains, quel que soit le bord, exploitent démagogiquement ces cent jours en oubliant qu'un compte à rebours économique et financier est bel et bien lancé, lui, qui se moque du calendrier électoral lui, et qui porte sur l'explosion ou pas de la zone euro et l'entrée ou non en hyper-récession de l'économie nationale et européenne, leur responsabilité sera grande.
D'autres spéculent déjà, gratifiés de 21,5% d'intentions de vote au premier tour selon les tous derniers sondages. Dont le message simpliste, économiquement débilitant et irresponsable et historiquement à contre-sens, s'écrit en noir, bien sûr. Celui des chemises qui ne sont pas que de papier et que l'on voudrait pouvoir froisser pour ne plus les voir.
Mais on a les politiques qu'on mérite, le sortant portant une responsabilité considérable dans l'excellente santé politique de cette funeste composante au demeurant démocratique, qui aura précarisé à l'extrême une certaine fraction de la population constitutive de l'électorat populaire, détruit ses légitimes attentes à l'égard d'une certaine justice sociale et d'un certain ordre public (malgré les rodomontades des gris et sinistres ministres de l'intérieur successifs), et accrédité l'idée selon laquelle l'Europe n'est qu'un machin coûteux, inutile, anti-souverain, anti-républicain, non démocratique, qui ne protège de rien et qui expose à tout. Ce qui est faux, la contre-démonstration étant toutefois compliquée non pas sur le plan théorique (comme c'est aisé en réalité), mais à vue réduite et tout aussi légitime sur le fond, d'un français qui considère sa relation à l'emploi ou à l'entreprise, son pouvoir d'achat, ses conditions de vie, sa capacité d'épargne, sa protection sociale, le parcours de ses enfants, bref, tout ce qui fait le quotidien des citoyens. Ce dont on devrait aussi parler de façon plus privilégiée pendant les cent jours qui s'ouvrent, précisément.
Les marges de nanoeuvre économiques sont tellement réduites que l'on pourrait penser, faute de regarder de près, que celui-ci ou celui-là, c'est blanc bonnet et bonnet blanc, sorte de "50 -50 pour cent" électoral qu'on voudrait se partager en face à face au second tour. Il ne faudra pas oublier, c'est évident, faute de voir l'histoire se reproduire, un certain 21 Avril. Qui fut incontestablement un "jour sans" pour la République française. La faute n'en revenant toutefois pas au bénéficiaire.
Les candidats ont donc cent jours pour, faute d'avoir le pouvoir d'éviter le sang et les larmes largement évoqués, ce qui est impossible, tracer des perspectives responsables de conduite des affaires de l'Etat dans le respect des valeurs qui fondent la République et l'Europe dans ce qu'elle a d'essentiel. Des valeurs aujourd'hui gravement menacées pour les raisons explorées ici sur le plan économique et financier. Ce qui est loin d'être simple. Ce qui ne pourra pas être réalisé à cent pour cent. Raison de plus pour être rigoureux, mesuré et honnête dans les promesses autant qu'ambitieux dans les objectifs. D'autres le font à côté de nous. Avec succès qui plus est. La chose est donc possible, la crise ne pouvant pas être invoquée comme un motif d'échec ou d'irresponsabilité. Le sortant aurait du l'apprendre sous peine d'incarner définitivement une vivante contradiction politique, le processus étant déjà largement amorcé.
On évitera ainsi de perdre son temps et son énergie pendant les cent jours en question, et de ruiner un peu plus la parole du politique déjà plus que largement discréditée. Et pour cause.
Et l'on fera peut-être ainsi en sorte que, quel que soit le vainqueur, le 22 avril et le 6 Mai 2012 soient davantage des jours "avec" que des jours "sans". D'être sans cesse exposée à la vue du sang des victimes de la crise économique, la République et la Nation en ont cruellement besoin.
Sans ironie, ni naïveté.
Enfin, il va de soi que pour disposer encore de cent jours avant, les candidats ne peuvent pas ne pas être conscients que la notion "d'état de grâce" de cent jours là encore est désormais caduque. A l'heure de la finance dérégulée, à qui la faute?, le prochain n'aura que 24 ou 48 heures pour agir. C'est ce qu'ont désormais les "managers de la chose économique et politique" et non plus les légitimes dépositaires de la responsabilité de la "res publica". On le déplorera, certes, mais il fallait y penser en engageant l'économie mondiale dans le champ de l'ultra libéralisme. Désormais, faire marche arrière sera extrêmement difficile, sinon impossible, et réclamera beaucoup de courage et de détermination sur le volet gouvernance. Dont on parle peu; et sur quoi on ne fait presque rien.
24 ou 48 heures donc, soit très exactement ce qu'ont eu les nouveaux premiers ministres grec ou italien pour rassurer les marchés lors de leur prise de fonction.
C'est dire si la légitimité démocratique et la notion de souveraineté sont comme gommées dans le système économique actuel, qui ont elles aussi sérieusement besoin d'être réaffirmées, et pourquoi pas à l'occasion de l'élection clé qui s'annonce.
Mais pour cela, il faut être crédible. Et au-delà de cent jours.
Sang rire.