Nous voyons que, tout comme nos amis Anglais, la France fait désormais travailler gratuitement les allocataires du RSA au motif que cela contribuerait à leur employabilité et constituerait la marque d'une reconnaissance envers la société qui les assiste (oubliant ainsi qu'il s'agit d'une allocation différentielle, mais nous ne sommes plus à cela près), le tout étant présenté avec un cynisme absolu comme une avancée sociale;
Nous voyons des salariés contraints de travailler gratuitement au-delà de la durée prévue à leur contrat, sans rémunération donc et sans compensation non plus, ni le droit, ni les conventions collectives n'étant respectés s'agissant des heures supplémentaires, au motif que sinon, leur emploi serait (sera) menacé (selon des formes plus ou moins directes et brutales, allant du chantage à l'emploi pur et simple à l'exploitation méthodique du statut des cadres supérieurs par exemple);
Nous voyons des chefs d'entreprise, au sein des PME et parmi les artisans et commerçants, sous la pression concurrentielle ou en vertu d'un déséquilibre de l'offre et de la demande, se priver de leur rémunération pour préserver leur outil de travail, les emplois, leur capital, et peut-être, leur avenir;
Nous voyons des chômeurs à la fois motivés et/ou désespérés se jeter dans l'auto-entreprise qui ne se rémunèrent pas durant des mois voire des années, espérant tenir suffisamment longtemps pour un jour peut-être mais rien n'est moins sûr, vivre véritablement de l'emploi qu'ils ont créé, la dite entreprise leur offrant tous les inconvénients et aucun des avantages d'une véritable société y compris et surtout sous le rapport de leur protection;
Nous voyons des entreprises avides, cyniques et/ou financièrement étranglées externaliser par exemple leur fonction commerciale et faire supporter à ceux qui sont en réalité très souvent des collaborateurs (parce qu'il y a bien lien de subordination), mais sans facturation possible et sans contrepartie immédiate, le poids de la prospection par exemple, et donc la charge de l'investissement, sans pourtant qu'il y ait le moindre lien de partenariat ni a fortiori capitalistique, et pour cause;
Nous voyons des journalistes blogueurs invités par des pure players à commenter gratuitement des évènements nationaux, au motif que cela ajouterait à leur notoriété, exercer le métier d'écrire constituant alors un honneur semblant se suffire à lui-même; ou les mêmes se voir proposer de rédiger un billet web pour... 5€ ou subir un "prix de marché" qui met le feuillet à tout juste 10€;
Nous voyons des jeunes diplômés travailler gratuitement ou presque en stage afin, leur dit-on, d'acquérir la précieuse expérience qu'ils n'ont pas et dont ils ont besoin pour optimiser leur employabilité. Et s'épuiser ainsi de stage en stage;
Nous voyons des Freelance de tous horizons en nombre conséquent accepter de travailler pour rien au motif qu'il faut bien constituer sa clientèle ou, pour les mieux assis, qu'il faut garder son client qui en a demandé davantage et qui met dans la balance sa défection possible s'il n'était pas donné une suite favorable à ses désirs;
Nous voyons des citoyens qui investissent gratuitement et massivement leur temps (mais pas seulement) afin de créer une activité qui leur permettra, espèrent-ils, d'accroître leur pouvoir d'achat, insuffisant, et de trouver une source de valorisation, de plus en plus rare, ailleurs que dans leurs fonctions habituelles;
Nous voyons des bénévoles, en nombre croissant, par cohortes entières désormais, qui s'activent au chevet comme au service des plus démunis, quel que soit le domaine;
Nous voyons les plus démunis contraints, faute d'une couverture sociale digne de ce nom, bénéficier d'une nécessaire gratuité pour survivre. Là ou les minima sociaux ne permettant qu'une approximative survie impliquent des choix là où nul ne devrait avoir à choisir.
Nous voyons des parents soutenir économiquement leurs enfants parfois grands, en vertu de la solidarité familiale et pour les protéger d'un monde qui ne leur laisse pas de place digne quand bien même ils travaillent, soutien total et sans contrepartie;
Nous voyons...
... que le problème n'est pas tant que la société ou le monde aient "perdu le sens des valeurs", la question étant alors presque superficielle, que celui qui fait qu'un certain type de développement économique a pour conséquence la perte complète de perception, de compréhension, et de respect avec toutes conséquences y afférentes de ce qu'est "la" valeur.
Car plus rien n'a de valeur au fond, puisque tout est gratuit à présent s'agissant des formes et expressions du travail humain.
Cette ère apocalyptique du "tout gratuit" est l'expression radicale d'une négation de la valeur intrinsèque de toute chose: du travail, du temps, des compétences, des personnes, de la dignité humaine, de l'origine et de la source de la valeur ajoutée, de la valeur future elle-même. Mais c'est une ère qui se condamne à mort, tant symboliquement qu'effectivement, que l'on se place sur le plan philosophique, économique ou politique.
Tout sujet possède une valeur intrinsèque qui fait de lui une promesse de valeur. Et tout bien ou service produit puis échangé est la concrétisation de cette capacité du sujet a générer de la valeur. C'est donc dans le sujet conçu comme origine de toute valeur que s'enracine la possibilité même de construire un ordre économique dans lequel des valeurs s'apprécient, s'échangent, se cèdent, s'utilisent, se transfèrent, se compensent, s'augmentent ou se diminuent.
La valeur constitue la pierre angulaire de l'économie. Mais qui doit être prise dans ce qu'elle a d'essentiel.
Hors la reconnaissance a priori de la valeur intrinsèque du sujet dont l'appréciation marchande de la valeur n'est que la transposition, tout l'édifice économico-politique s'effondre, puisque le commerce des valeurs dérive de ce sujet là. Et cette reconnaissance doit être à la fois symbolique et effective.
Symbolique car dès que l'on commence à ne plus reconnaître a priori le sujet dans la valeur qui est la sienne en admettant que ce qu'il est ou fait peut être gratuit, on le place malgré lui en situation de perdre la conscience qu'il a de sa valeur, la confiance qu'il peut avoir en cela, et donc la capacité qui devrait être la sienne à créer de la valeur.
Les personnes en situation précaire qu'on fait travailler pour rien alors qu'on leur doit une protection qui est précisément l'expression de la reconnaissance inconditionnelle de leur valeur inaliénable et inaltérable, et une juste rétribution de la valeur qu'ils créent;
les jeunes ballottés de stage en stage pour rien ou presque:
les salariés travaillant sans contrepartie- sont tous sans exception confrontés à un inévitable processus de destruction originelle de la source de la valeur.
Et de ne valoir rien sur le marché, ils finissent pas ne plus avoir envie de créer quelque valeur que ce soit.
Voilà pour le symbolique dont on voit à quel point il est réel.
Quant à la reconnaissance effective de la valeur, elle se justifie de façon évidente. Posons-nous la question de philosophie économique suivante: un quelconque système économique peut-il perdurer si on ne valorise pas matériellement l'action de transformation et de production (quelle qu'en soit la forme et le degré) de chacun des acteurs, pour permettre la consommation de valeur?
La réponse est négative. En vertu même d'une logique générale et macro-économique des échanges qui fait que si dans l'un de ses derniers, puis dans une masse plus importante d'échanges, la transformation génératrice de valeur n'a pas de contrepartie économique, un déséquilibre général se crée la consommation de valeur devenant impossible, ceux là même qui détiennent majoritairement le produit de la valeur ne trouvant plus pour ce dernier les débouchés suffisants dans les échanges.
Un exclu, un salarié en situation précaire, un étudiant, un auto-entrepreneur, un chef d'entreprise, un salarié qui travaillent "pour rien", gratuitement, tout ou partie de leur temps, créent, dès lors qu'ils se comptent par millions, dizaines de millions, centaines de millions, un déséquilibre macro-économique structurel la production de valeur ne pouvant plus être absorbée par et dans les échanges.
Voilà notamment pourquoi la consommation s'effondre dans la zone euro ou aux Etats-Unis, le sujet dépassant largement le comportement des ménages en matière d'épargne, les fluctuations de pouvoir d'achat, qui vient s'ajouter à la problématique de ceux qui ne produisent durablement ou transitoirement plus de valeur, les chômeurs.
L'économie a besoin que le travail, toutes les formes de travail sans exception aucune, soient rémunérés, quelle que soit la forme, qui plus est à un juste prix afin que la consommation de valeur vienne équilibrer, justifier, soutenir et relancer la production de valeur. Sous peine que la valeur produite se déprécie. Et que le système s'effondre.
Ainsi, à rémunérer de moins en moins le travail dans les pays industrialisés, jusqu'à le considérer comme un acte de transformation gratuit et non valorisé, on s'expose à ce que de moins en moins d'acteurs produisent de la valeur parce que de moins en moins en consomment, avec l'effet induit sur ceux qui en produisent, dans un cercle infernal qui n'est rien d'autre que la mort de la croissance et l'entrée en récession. Où nous sommes.
Aussi et pour reprendre nos portraits d'ouverture, ceux qui aujourd'hui se réjouissent de ne pas payer pour leurs tâches effectives et directement productives, un étudiant , un allocataire du RSA , un rédacteur, un auto-entrepreneur; ceux qui se réjouissent d'avoir "écrasé" un prestataire ou un fournisseur dans une négociation, imposant à ce dernier un taux de marge hypothéquant la valeur ajoutée et ne permettant pas au chef d'entreprise de se rémunérer- devraient-ils y réfléchir à deux fois, s'agissant de rien moins que de contribuer à la viabilité du fonctionnement général du système économique.
A imposer de travailler de façon gratuite aujourd'hui, on risque fort de ne plus exister demain.
Nous sommes en cela à la croisée des chemins. Car jamais la tension n'a été aussi forte à la fois entre la valeur du sujet et la reconnaissance symbolique de sa valeur; entre la production de valeur par le sujet et la consommation de valeur, le problème étant amplifié sur le plan économique par la concurrence dans une économie mondiale ouverte qui fait coexister des entités hétérogènes quant au coût de la création de valeur. Ce qui n'est rien d'autre que la question de la compétitivité dans une économie mondialisée dont on voit bien au demeurant qu'elle se résout à ceci: peut-on durablement aligner les conditions de création de valeur sur celles qui sont à la fois les plus profitables et les moins onéreuses? La réponse tenant dans ce qui précède, qui est négative.
Mais alors?
Alors on n'écrit pas un traité d'économie politique quand on décide de signer avec un étudiant une convention de stage plutôt qu'un CDD, voire même un CDI; quand on décide, pour des raisons électoralistes de faire travailler gracieusement des allocataires du RSA durant 7 heures par semaine; quand on fait créer un logo d'entreprise pour 30€ par un auto-entrepreneur; quand on fait prospecter un secteur entier couvrant un département par un même auto-entrepreneur prestataire sans le défrayer ni accepter une facturation de sa part hors contrat signé; quand on demande à un Freelance 20% ou 30% de prestation en plus, pour rien; quand on fait rédiger par un journaliste et contre 10€ un article pour le web, etc.
A ceci près que l'on peut sans hypothéquer la viabilité économique d'une activité, valoriser justement, même dans un contexte de marché, une prestation de travail ou de service, ou une production de bien. Car entre "rien", le règne de la gratuité décrite, et "hors de prix", celui d'une naïveté problématique au regard de l'économie de marché, il y a la différence entre le cynisme économique et une vision raisonnée de l'économie. Vision qui pousse ici à rémunérer, qui plus est normalement ceux qui sont en dernière instance les consommateurs de valeur.
Si on ne le peut pas du moins durablement, c'est que l'activité initiale est intrinsèquement déficitaire. Auquel cas, du point de vue économique, une telle activité n'a pas lieu d'être qui détruit plus de richesse qu'elle n'en crée. Le droit positif sanctionne ce déséquilibre à peu près partout dans le monde. Les gestionnaires sont souvent beaucoup moins rigoureux qui estiment pouvoir durablement faire l'impasse sur cette analyse de l'équilibre des rapports économiques qui trouve son origine et sa justification dans la compréhension de ce qu'est la valeur.
Le réel se vengeant néanmoins souvent puisque ceux qui persistent à ne pas le voir sont souvent exposés à ne pas perdurer: à ne pas rémunérer du tout, et a fortiori de façon juste, ses salariés, ses prestataires ou fournisseurs, on fragilise inévitablement son activité, de multiples façons.
Mais il est vrai que l'on peut aussi perdurer et même prospérer sur un plan micro-économique, en ne rémunérant pas ce qui doit l'être. La question se posant alors en termes "d'éthique économique", dont "l'entreprise citoyenne" par exemple constitue l'une des figures en devenir. Cette approche récente et controversée de l'économie étant sans doute appelée à plus d'audience en raison même des impasses dans lesquelles l'économisme pur et dur nous a placé, dont la présente exploration est le témoin.
Les Etats jouent un rôle majeur dans la nécessaire lucidité à l'égard de cette question centrale de la valeur en relation avec l'homme au travail. Car des signaux qu'ils émettent sur le plan politique, dépend aussi une partie de la justesse de l'analyse et des comportements des différents acteurs (employeurs, entreprises, administrations, producteurs donc. Mais aussi consommateurs et clients).
Ainsi par exemple le message implicite véhiculé par l'Etat français arrêtant au mois de Novembre 2011 l'obligation pour les allocataires du RSA de travailler sans aucune contrepartie 7 heures par semaine constitue-t-il un cautionnement indirect du "laisser-faire" économique poussant tous ceux qui ont besoin des acteurs qui produisent la valeur à ne pas rémunérer du tout, ou le moins possible, ceux qu'ils emploient ou auxquels ils font appel.
On aura beau jeu ensuite de s'insurger, par exemple, sur les pratiques en matière de travail dissimulé, dans un élan d'hypocrisie ou d'inconscience saisissant. Qui ne trompent que ceux qui raisonnent à courte vue.
Cette spirale descendante du tout gratuit dont le vrai visage est la triple négation de la valeur intrinsèque du sujet, s'agissant à la fois de sa dignité et de sa dimension de source originelle et ontologique de toute valeur, mais aussi de la valeur symbolique et de la valeur économique du sujet, signifie rien moins potentiellement que la mort de l'économie libérale.
Voilà pourquoi, sur le fond, les économies qui semblent aujourd'hui faire l'apologie de la gratuité et du "pas cher" appliqué au travail humain sont à présent à l'agonie qui ont nié l'homme comme sujet de l'économie. Car d'oublier l'origine et la portée véritables des échanges qu'étudie l'économie et leur ancrage ultime, on finit par laisser cette dernière dénaturer les échanges eux-mêmes jusqu'à la destruction du sujet et de l'ensemble de l'édifice.
Il n'est pas sûr, mais alors pas sûr du tout que la gratuité ainsi promue et cyniquement exploitée soit une bonne chose pour tous. Les Etats feraient bien d'y réfléchir sous peine de perdre à la fois toute crédibilité, mais la chose semble faite, et toute légitimité, mais voilà qui est en cours par une soumission servile et non raisonnée à une certaine vision marchande à court-terme, pour n'avoir pas su se souvenir que l'économie est une production de l'homme qui se trouve à son service, et non l'inverse.