jeudi 24 novembre 2011

Quand Scarlatti se fait espagnol sous les doigts de feu de Martha Argerich



Scarlatti, maître du baroque italien virtuose qui s'est joué et affranchi de la forme contrapuntique, alors dominante (tout en la maîtrisant), comme de la forme sonate (réduite a minima s'agissant du schéma thème / 2 reprises, sans autres complications formelles) pour faire preuve d'une inventivité hors pair sur le plan mélodique et harmonique.
Les sonates pour clavecin baroque de Scarlatti ou l'éloge du jaillissement du motif, de la richesse du rythme, et de la diversité des couleurs sonores.

Qui assimile dans cette éblouissante sonate K141 l'art espagnol de la composition, sa culture musicale, et le baroque italien.
Vous pourrez ainsi reconnaître la coloration spécifique donnée par la rythmique du flamenco; mais aussi une écriture musicale qui reflète magnifiquement la dynamique des percussions, essentielles à la tradition musicale ibérique.

Visionnaire, la partition de Scarlatti donne même à jouer le piano comme on jouera plus tard la guitare espagnole, qu'il ne pouvait pas connaître et sur laquelle il avait pourtant déjà anticipé.

La sonate elle-même, somme toute banale dans son architecture, n'est qu'une incroyable fulgurance d'un peu plus de 3 minutes. Toute la tension naît dans l'espace-temps d'un tempo très soutenu, d'un jeu constamment en quadruples croches qui va traverser les arpèges, les sauts, les traits, les trilles, dans une exploration sans limite de l'ensemble du clavier (écoutez la façon dont les mains se parlent et se répondent à chacune des extrémités de ce dernier). Le second thème, en mode mineur, plutôt théâtral, est parcouru et porté par une intensité allant crescendo avec des ruptures qui la renforcent.
Des dissonances, par accords plaqués, ponctuent l'oeuvre pour créer des déséquilibres harmoniques qui ajoutent à la tension, donnant naissance à une grande expressivité.
L'ensemble se révèle fascinant d'unité mélodique et harmonique alors que presque chaque mesure est à elle seule un sommet de virtuosité inaccessible à la plupart des pianistes, y compris des plus grands.

Quant à Argerich...
Commençant par un détours, on dira par exemple que Tharaud s'est essayé à l'interprétation de cette sonate. Vous la trouverez sur Youtube. C'est soigné, précis, beau, inspiré même.
Mais on est à cent lieues de la maestria d'Argerich et de son génie. Qu'on pourrait caractériser dans cette interprétation, notamment, par ceci:

L'oeuvre de Scarlatti a été écrite pour clavecin, s'agissant donc d'un instrument à cordes pincées. Et pourtant le compositeur napolitain entreprend ici d'assimiler, au sens strict, et d'intégrer un art musical essentiellement basé sur la percussion, dans lequel la rythmique, avec des scansions très marquées, est comme un véritable sceau musical. Les développements du flamenco postérieurs à la période baroque venant montrer à quel point, avec la guitare, la danse et ses claquements de mains, de pieds, de castagnettes, les percussions constituent le coeur même de cette forme esthétique.

Scarlatti avait donc réussi le tour de force de toucher à l'essence de la musique espagnole mais en étant contraint d'utiliser un instrument qui n'était pas fait pour.
Le piano arriva plus tard. Instrument fondamentalement de percussion lui, puisqu'il s'agit de cordes frappées.
Et Martha Argerich aussi, qui sait ici, dans une intelligence musicale sidérante, opérer immédiatement le lien entre la technologie de son instrument, la matrice esthétique de Scarlatti, et la structure rythmique et dynamique de l'oeuvre qui est le soubassement et la dimension de l'opus, l'harmonie et la mélodies elles-mêmes devant en résulter.

Martha Arguerich qui joue exactement comme il le faut le piano que Scarlatti ne connaissait pas, mais avait mentalement entendu et projeté afin de jeter un pont avec la culture musicale espagnole. Vous comprenez pourquoi les doigts des mains de l'artiste sont comme autant de petits marteaux, maillets, mais d'une vélocité et d'une intelligence organique insensée, qui réinventent la rythmique espagnole fusionnée à l'art de l'ornementation et de l'écriture baroque italiens.

Un défi duquel Argerich vient à bout avec une aisance et une expressivité à couper le souffle (très concentrée tout de même, comme vous pourrez l'observer).
Voudriez-vous être assuré que le pari musical était bien celui-là qu'il vous suffit d'écouter par exemple Asturias d'Albeniz: un compositeur espagnol portant aux nues dans la forme classique l'art espagnol de la percussion. La proximité entre l'oeuvre de Scarlatti et cette d'Albeniz est par moment presque troublante certaines ornementations et certains traits rythmiques étant exactement les mêmes.

Non contente de nous faire écouter les ibériques percussions, Argerich... danse!

Observez et écoutez (car elles s'entendent) les claques qu'elle inflige au clavier qui sont comme les postures marquées et presque autoritaires que prend la danseuse.
Observez et écoutez la façon dont les notes sont comme des petits pas, ou des pas glissés, ou des pas piqués, et par extension toute la gamme de l'esthétique de la danse. Ce ne sont plus des mains sur un clavier, ce sont des pas sur une piste!

Et c'est pourquoi la restitution de l'intention de Scarlatti est aussi splendide. Mais le tout n'est pas de l'avoir compris (ce qui est le cas de Tharaud, pour y revenir). Encore faut-il pouvoir le faire, et le tenir comme une intention durant les 3 minutes de l'exécution. Ce qu'Argerich fait, ici au sommet de son art, puisque l'enregistrement est de 2008 et que "Martha Lionne" n'a plus rien à apprendre ni à parfaire, qui déploie son génie en toute simplicité et évidence.

Wagner a dit de l'Opéra qu'il s'agit d'un "art total". La sonate, portée à un tel degré d'incandescence peut aussi se révéler une "forme totale". C'est du moins ce que ce Scarlatti "espagnol" de la sonate K141, et l'indomptable et fascinante pianiste argentine donnent à entendre pour notre plus grand bonheur.



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