mardi 29 mars 2011

China Syndrome, Fukushima, Tchernobyl et Hubert Reeves

Aujourd'hui, 28 Mars 2011, nous fêtons un singulier anniversaire. Il y a 32 ans, jour pour jour, c'était le 28 Mars 1979, le premier accident de l'histoire du nucléaire civil se produisait dans la centrale de Three Mile Island.  Accident et non pas incident, puisque l'évènement fut classé 5 sur l'échelle internationale des évènements nucléaires (INES).Accident lors duquel le coeur du réacteur a en partie fondu. Le mythe d'une exploitation civile du nucléaire garantie contre toute défaillance s'envolait en même temps que des accidents en chaîne se produisaient pour accéder jusqu'au début de fusion du réacteur.
Des enseignements technologiques furent tirés de ce grave accident, notamment par EDF.

Centrale nucléaire de Three Mile Island

12 jours plus tôt, très exactement, le 16 Mars 1979, un film de James Bridges était sorti sur les écrans. Son titre: The China Syndrome. 
Avec Jane Fonda, dans le rôle de Kimberly wells, journaliste qui assiste, en direct, avec son cameraman, Michael Douglas, alias Richard Adams, à un incident dans une centrale nucléaire, alors qu'elle effectue un reportage dans la salle de contrôle de la centrale. Le film donne à voir comment l'ingénieur responsable de la Centrale, Jack Lemmon, va à la fois chercher à comprendre ce qui s'est passé, refusant d'oublier ou de minimiser; découvrir que lors de la construction de la centrale, pour des raisons économiques, la radiographie de soudures n'aura pas été effectuée sur toutes les composantes sensibles, ce qui aura provoqué la rupture d'un circuit de refroidissement et l'accident mettant la centrale en péril; comment, une fois convaincu de la gravité des faits et des risques majeurs encourus par les populations civiles, il cherchera à informer la presse de ce qui était advenu; comment finalement il sera littéralement exécuté dans la salle de contrôle par les exploitants de la centrale, le faisant passer pour un forcené uniquement pour pouvoir préserver les intérêts économiques liés à la remise en marche de la centrale quels que soient les risques. Puis le film donne à voir le surgissement de la vérité via Fonda et Douglas; incarnant le pouvoir de la presse. Le film connut un grand succès et souleva de vifs débats. Et pour cause: il était prophétique, au regard ce qui devait se passer 12 jours plus tard à Three Mile Island.


Le titre, "Le syndrome chinois", désignant l'hypothèse de la  conséquence la plus grave d'une fusion d'un réacteur nucléaire dans laquelle les éléments combustibles en fusion du coeur (corium) percent les barrières qui le confinent et s'enfoncent dans la terre. A faire froid dans le dos. Du cinéma? Rien que du cinéma?
Ce phénomène n'est jamais advenu tel quel. Néanmoins avec la catastrophe nucléaire de Three Mile Island, la réalité avait rattrapé la fiction. Le film "Le syndrome chinois" s'était teinté d'un sombre réalisme. Les perspectives apocalyptiques n'avaient plus rien de spéculatives ou théoriques. Le pire était possible. Les faits l'avaient montré.






Puis il y eut la catastrophe nucléaire de Thernobyl en 1986, révélée 48 heures après sa survenance. L'équivalent de 1000 explosions nucléaires. Avec un bilan particulièrement lourd, tant pour les techniciens que pour les civils ukrainiens et européens. Qu'on ne dressa de façon exhaustive que bien longtemps après, tout du moins pour les conséquences sur la population civile. Bilan qui ne saurait d'ailleurs être encore arrêté (160 000 victimes directes; 15 millions de personnes exposées; des matières encore radioactives pour des centaines d'années). Nous avons tous encore présent à l'esprit, en France, le mensonge officiel visant à rassurer le bon peuple en l'assurant que le nuage radioactif s'était arrêté aux frontières. Imposture suprême. L'intervention de la CRIIRAD fut alors déterminante pour contribuer à l'établissement d'un bilan digne de ce nom. Mais les intérêts économiques étaient énormes.




Finalement, la réalité nous ramenait à nouveau au film "Le syndrome chinois". Il fallait coûte que coûte taire les conséquences non pas tant pour ne pas provoquer de panique, que pour éviter d'avoir à s'interroger sur la sûreté du nucléaire civil, quitte à ce que des conséquences lourdes et difficiles ne soient pas tirées, et ce au nom des enjeux économiques et stratégiques. Garantir une indépendance énergétique appuyée sur le modèle du nucléaire civil diminuant la facture pétrolière valait bien un mensonge d'Etat. Valait bien, apparemment, la vie d'un nombre indéterminé de civils. Ce qui fût fait, grossièrement. C'étaient les Ukrainiens qui n'avaient pas pris les bonnes décisions, pas entretenu correctement leur centrale. Ce n'était pas le nucléaire civil qui était en cause. Et l'on continua.
Avec le concours de la BERD qui s'engagea néanmoins courageusement, avec Jacques Attali à sa tête, dans ce combat contre une prolifération et une exploitation incontrôlée du nucléaire, certaines centrales furent démantelées. Mais le coût d'un démantèlement est considérable (qui allait payer pour cela?), et les alternatives immédiates et proportionnées sont inexistantes. Comment faire lorsque, comme en Bulgarie, ou en Roumanie, une unique centrale produit à elle seule de 10 à 40% de la consommation électrique d'un Etat? Alors la raison économique l'emporta. Les incidents se sont multipliés (il y en eut en 2001, en 2002, en 2006 avec 22 systèmes de sécurité défaillants sur les 62 existants à Kozlodoui par exemple). Il y en eut des centaines. L'avons-nous su? Quelle presse relaya alors ces informations? Quel suivi fut proposé de l'avancée et des blocages rencontrés? Quel système pour responsabiliser et protéger les populations civiles?
Rappelons nous aussi les effets de la canicule sur les centrales nucléaires françaises et le caractère plutôt artisanal des ripostes, autant que les dégâts collatéraux. Ce n'était pas dans un pays pauvre, pris à la gorge sur le plan énergétique. C'était en France, l'une des 3 première puissance mondiales en matière de nucléaire civil.

Three Mile Island et Tchernobyl n'étaient au fond que la face émergée d'une technologie puissante mais insuffisamment encadrée, contrôlée, gouvernée de façon indépendante, pour que la sécurité demeure la priorité absolue. La raison économique continua de triompher. La banalité du mal était advenue au monde du nucléaire civil.

Jusqu'à Fukushima le 12 Mars 2011.
A quelques jours près 32 ans avant le sinistre anniversaire de Three Mile Island. Au Japon. Nation pourtant reconnue pour sa maîtrise du nucléaire civil. Au Japon, venant juste après la France en matière de nucléaire. Au Japon, qui se savait sur une zone sismique extrêmement exposée. Au Japon qui a même inventé le terme de Tsunami et qui était bien placé pour savoir le péril possible. Au Japon qui reconnait aujourd'hui avoir sous-estimé les conséquences d'un tsunami et n'avoir pas "calibré" la sécurité de ses centrales nucléaires comme cela s'imposait. On devine la raison: le coût. Risquer les feux de l'enfer et une catastrophe sans précédent pour optimiser des coûts et un investissement. Mettre dans la balance un ROI et un désastre local et mondial. Vous, moi, aurions hésité mille fois. Tepco n'a pas hésité.  Tepco n'a pas renoncé à cette sous-sécurité. Tepco ne s'est pas même assuré pour les dommages subis par la centrale pour des raisons de coût de la prime (les assureurs refusant par ailleurs de couvrir le risque nucléaire). Et Tepco est aujourd'hui absolument démuni sur le plan technique, sa responsabilité à la fois devant le Japon et devant le monde entier étant engagée et gigantesque.

Centrale nucléaire de Fukushima - cc Leblogfinance


Au Japon, où l'on découvrit les mêmes plaies que dans le film "Le syndrome chinois": minimisation du risque sismique; construction sous-sécurisées parce que n'intégrant pas le risque sismique au niveau auquel il aurait du être pris en compte; absence d'anticipation d'une conjonction de facteurs géologiques et techniques (l'impossibilité de refroidir le coeur des réacteurs les centrales n'étant plus alimentées électriquement et les moteurs diesels devenus inopérants en raison du tsunami); improvisation dans les moyens mis en oeuvre (refroidissement pas eau de mer avec un risque de cristallisation problématique, ce qui n'a pas manqué d'avenir); mensonge sur la maîtrise de la situation et le degré de gravité, les réacteurs entrant en fusion les uns après les autres.




Le japon qui finalement, ce Lundi 28 Mars 2011, 32 ans jour pour jour après l'accident nucléaire de Three Mile Island, en appelle, désespéré, à l'aide la communauté internationale et notamment de la France (EDF, Areva), pour faire face et enrayer ce scénario du pire qui dure depuis près de 15 jours.

"Tepco ne semble pas maîtriser la situation. L’entreprise vient de demander l’aide d’Areva, du CEA et d’EDF".


On pourra ironiser sur le bénéfice pour la France d'un transfert de technologie demandé dans l'urgence. J'apprends même ce soir le déplacement imminent du Chef de l'Etat au Japon. Soutien d'une nation généreuse à une nation meurtrie ou opportunisme technologico-économique? Les deux peut-être... Ou encore besoin de se rendre compte sur place du péril réel, masqué par les diagrammes rassurants de nos multiples dispositifs de sûreté, et le discours tout aussi rassurant de nos ingénieurs acquis au nucléaire civil.
Mais au-delà, la plus grande gravité s'impose. Si l'exploitant en arrive à ce point, s'il en est à ce degré d'impuissance, ses déclarations mensongères ayant même été dénoncées par le gouvernement Japonais, alors nous sommes bien en présence du pire. Nul ne sait donc ce qu'il est en train d'advenir à Fukushima. Aucune incantation catastrophiste ici. Un fait. Au demeurant conforté par la lecture des experts américains cette fois-ci qui, dans le New York Times, avouent également la difficulté sinon l'impossibilité de déterminer les risques subsistant, et donc d'anticiper en quoi que ce soit le devenir de la centrale nucléaire de Fukushima et de ses réacteurs.

Y aura-t-il un avant et un après Fukushima?
Je n'ai jamais été un anti-nucléaire radical. J'inclinais même à penser que ce type de technologie présentait de multiples avantages sur le plan énergétique, économique, environnemental (mais oui!). Je pensais que nos ingénieurs avaient pris la mesure du risque, autant que les autorités de contrôle, pas seulement en France, mais dans tous les pays exploitant le nucléaire civil, et que le déploiement progressif des  dispositifs utilisant des sources d'énergie propres, sûres et renouvelables, constituerait, dans la durée, une alternative pertinente. Je me trompais lourdement.

Avec Fukushima, je suis interpellé ici comme citoyen. Citoyen d'un monde qui nous est commun.
Et je m'interroge sur la limite de nos moyens. Sur la fragilité de nos systèmes prétendument infaillibles de sûreté, là où les faits prouvent le contraire. Sur la pertinence à persister dans une voie qui ne supporte aucune défaillance, ce que rien ne peut pourtant garantir. Sur les apprentis sorciers que nous sommes devenus. Sur cette tension entre profit et menace universelle; entre autonomie énergétique et risque permanent d'un catastrophe mondiale; entre droit à la vie et prise en otage permanente de cette vie au nom d'un modèle énergétique sans doute déjà périmé.

J'en étais là de mes réflexions lorsque mes lectures du jour m'ont fait tomber sur cette page d'un blog du monde baptisé "la Mouette" qui expose, dans un article intitulé "Fukushima: on a laissé jouer des enfants avec des allumettes", les réactions d'Hubert Reeves, l'astrophysicien, suite aux évènements de Fukushima. Hubert Reeves, un scientifique dans une discipline exigeante qui ne souffre aucune approximation. Un spécialiste de physique nucléaire. Un rationaliste chez qui on ne pourra soupçonner aucune tendance "idéologique". Un scientifique qui depuis toujours pense l'univers et le monde dans leur unité. La richesse du monde dans son unité et sa diversité. Un ancien partisan du nucléaire qui aura changé d'avis. Un scientifique dont je veux reproduire ici quelques pensées ultimes, suite à Fukushima;





"On peut développer les systèmes de sécurité les plus efficaces contre les erreurs techniques, on n’est jamais à l’abri des erreurs humaines. Les principaux accidents nucléaires – Three Miles Islands (1979), Tchernobyl (1986) – ont été provoqués par des erreurs humaines. Le nucléaire exige une sécurité sans faille"

Comment expliquer que des ingénieurs, parmi les meilleurs de la planète, se soient contentés d’un mur de sécurité de moins de sept mètres de hauteur contre les tsunamis, dans une des régions les plus exposées aux risques sismiques de la planète ? Avait-on oublié les vagues de plus de vingt mètres des tsunamis précédents ? » 
« Comme pour n’importe quel projet de ce type, la question de la sécurité a sans doute été discutée au moment de l’évaluation des devis pour la construction des centrales. On l’évalue en termes de probabilité d’un accident. Il n’existe pas de risque zéro. Mais en pratique, comment prend-on la décision ? C’est là qu’intervient le conflit entre la sécurité et le profit. Ici on a favorisé le profit. On a joué et on a perdu, en livrant des dizaines de millions de personnes aux aléas des mouvements géologiques et des vents "

De telles erreurs sont possibles et de tels malheurs arrivent dans bien d’autres contextes. La différence, c’est que ces accidents n’ont pas nécessairement une incidence planétaire. Ils ne mettent pas en danger la vie de milliers de personnes. Ce conflit entre la sécurité et le profit est pour moi une des raisons pour laquelle je pense que le nucléaire est une activité trop dangereuse pour être confiée aux « humains trop humains » (pour reprendre l’expression de Nietzsche).

"On ne laisse pas les enfants jouer avec les allumettesHubert Reeves

Three Mile Island - Tchernobyl - Fukushima. La trilogie d'un enfer. 
Three Mile Island - Fukushima. 30 ans après et cette terrible conviction. Malgré toutes les mise en garde. Malgré les redites de l'Histoire et l'amplification des désastres (car la voie est déjà tracée. On nous explique déjà que Fukushima n'est "pas comparable à Tchernobyl". A ceci près que cette catastrophe vient après et en plus de celle de Tchernobyl). Malgré l'éveil de la conscience humaniste de scientifiques avisés. Malgré la souffrance des victimes (actuelles et futures). Malgré la voix des peuples (voir l'Allemagne aujourd'hui). Malgré le profond émoi de quasiment toutes les nations.
Le destin du monde est entre les mains d'apprentis sorciers qu'on laisse jouer avec des allumettes parce qu'il serait trop difficile et trop compromettant d'admettre que l'on s'est trompé et que l'on doit explorer de toute urgence et à très grande échelle des politiques énergétiques alternatives au nucléaire. L'orgueil d'une civilisation structurée par la science et la technique qui ne reconnaît pas ses limites en même temps que sa force et sa grandeur. La tentation prométhéenne éternellement rejouée au mépris de la vie des hommes et de la planète que nous avons en partage.

Et une question: Combien de Fukushima faudra-t-il encore pour que l'on cesse de laisser les enfants jouer avec les allumettes?

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