mardi 29 mars 2011

"L'homme est un animal social" Biz Stone. Au secours, Aristote, viens leur expliquer!

Cette semaine, on ne compte plus les communicants de toutes obédiences qui vibrent, s'émeuvent, se pâment, frétillent, bruissent, phosphorent, crient au génie, répètent et citent à l'envi, se voient symboliquement adoubés par une déclaration de Biz Stone, co-fondateur de Twitter:
"L'homme est un animal social. Nous avons besoin des média sociaux afin de nous entraider, de devenir plus agréables, et de faire des choses plus importantes, plus belles"

On ne contestera pas ici la pertinence économique de la conviction de Biz Stone, s'agissant d'avoir créé et développé la plateforme de microblogging N° 1 mondiale, Twitter  pouvant aujourd'hui se prévaloir de performances de fréquentation, de trafic, financières particulièrement flatteuses. Nous rapportons même ci-dessous les tous derniers chiffres de mars 2011, éloquents. Biz Stone est un entrepreneur de talent et un chef d'entreprise visionnaire, avisé et talentueux.



Mais nous sommes a minima surpris face à cet émoi collectif qui zappe sans autre forme de procès le fait que ce n'est pas Biz Stone, mais un grec, il y a presque 2 500 ans, qui a le premier affirmé que "l'homme est un animal raisonnable" et aussi que "l'homme est un animal social". Il s'appelait Aristote. L'un des pères du rationalisme. Le père de la logique. Celui de la psychologie. Celui de l'épistémologie. Celui de la philosophie politique. Celui de la poétique. Celui de la physique. Le théoricien de la métaphysique. L'illustre auteur de l'Ethique à Nicomaque dont cette citation est extraite.


Aristote
 "L'homme est un animal social"

Non, jeunes générations et communicants de toutes chapelles, ce n'est pas Biz Stone qui, dans une fulgurante révélation, a découvert et désigné cette dimension sociale envisagée comme constitutive de la nature humaine. C'est ARISTOTE!

Ce n'est pas qu'une question d'érudition ou de défense des droits d'auteur! C'est beaucoup plus que cela. L'enjeu est tout autre.

Que Biz Stone ait contribué à promouvoir une application web inédite et révolutionnaire permettant à l'homme, cet animal social donc, de déployer cette sociabilité de façon inédite à tel point qu'avec Facebook, Twitter, avec un formatage de 140 petits caractères, a littéralement révolutionné les rapports humains, c'est une évidence! Avec Twitter, les relations entre les individus ne seront plus jamais les mêmes; les révolutions ne seront plus jamais les mêmes; les habitudes de consommation ne seront plus jamais les mêmes; les pratiques d'entreprise ne seront plus jamais les mêmes; les relations humaines, le commerce, le marketing, ne seront plus jamais les mêmes;le journalisme ne sera plus jamais le même, et plus généralement l'information. Etc.
Là est le talent de Biz Stone: avoir contribué, avec Twitter, à ancrer les media sociaux dans notre vie, sans quasiment aucune limite.


Mais être un animal social, ça ne revient pas seulement, pour reprendre son propos, à "nous entraider, de devenir plus agréables, et de faire des choses plus importantes, plus belles", c'est à dire à être solidaires, gentils, à envisager de belles et grandes entreprises communes. Ça, c'est la version édulcorée et "marketée" de la pensée d'Aristote. Les mauvaises langues y verraient même une certaine niaiserie, ou du cynisme. On y voit pointer et même s'exprimer cette pseudo et inquiétante naïveté qu'il y avait déjà dans le désormais célèbre "Don't be evil" de Google ou la typologie facebookienne de "L'ami". Une spontanéité sociale généreuse et productive instaurant un ordre dont le conflit serait gommé. Le paradis sur terre apporté par Twitter!

Dire que "l'homme est un animal social" signifie pour Aristote, beaucoup plus fondamentalement, que notre nature même d'être humain ne peut se construire que dans et par la dimension sociale. La sociabilité n'est pas une propriété rapportée, c'est une dimension constitutive de notre humanité. La sociabilité n'est pas accessoire, notre humanité étant constituée antérieurement à la rencontre avec autrui. C'est dans et par la rencontre avec autrui que se constitue notre propre identité. Nous ne sommes en définitive ce que nous sommes que par la socialisation.

Raphaël - Autoportrait avec un ami

Mais jamais Aristote n'a déduit de cette dimension sociale de notre humanité l'absence du conflit dans le rapport à autrui. Bien au contraire, puisque tout le traité de l'éthique à Nicomaque dont la citation est extraite, expose la façon dont la vertu, par laquelle la raison éduque le désir et le transcende, s'impose à nous comme objet d'un apprentissage qui contribue à faire de nous l'homme que nous avons à être, permettant une sociabilité réelle, "en acte", épanouie. On ne nait pas juste, on le devient. On ne naît pas intègre. On le devient. Toute notre éducation, jamais achevée, est le processus par lequel nous permettons à autrui, par l'intégration de lui à nous, de contribuer à la sculpture de nous-même. Et Aristote d'insister sur la réciprocité. Car qu'est la sociabilité sans la réciprocité? La loi du plus fort!

Ramener la sociabilité de l'homme à l'usage des média sociaux est incontestablement percutant en termes de communication. Mais il y a là quelque chose d'éminemment réducteur, voire même de dangereux. Aristote nous parle d'anthropologie, d'éthique. Biz Stone nous parle de médias et d'interactions sociales. Le plan n'est pas le même.
Et si puissants les dits média soient-il devenus, on ne saurait voir l'homme, le sujet, absorbé par le média.

A moins que ce ne soit une tentation;  une dérive possible; un risque connaturel des média sociaux. Ne commence-t-on pas à s'interroger sur des addictions, et donc des pathologies liées aux média sociaux?

L'addiction aux media sociaux cc Flowtown

Notez que les détracteurs d'une approche des média sociaux en termes d'addiction n'ont pas attendu longtemps avant de dévoiler la parade, non sans humour:



On peut en demeurer à une approche ludique de la question. On peut aussi se poser la question en des termes susceptible de relever de pathologies cliniques. La cyberdépendance, notamment envers les média sociaux n'est plus une fiction, là où émergent des cas de survalorisation ou d'auto-dépréciation en relation avec un nombre d'amis Facebook.

Ou encore, quid de la vie privée, et de la tension entre une ereputation subie et/ou contrôlée, et la sphère personnelle et l'intimité?  Bien sûr, on nous objectera que le propos de Biz Stone n'était pas celui-là; qu'il ne pensait pas, somme toute, à mal. Qu'il ne s'agissait que d'ouvrir le champ du possible sur le plan des relations humaines sculptées par les média sociaux. Que l'on doit en demeurer aux aspects positifs. Reste que la vision proposée a quelque chose d'édénique. Et que s'engager pleinement dans la sphère des media sociaux pour en faire une source de valeur ajoutée pour notre vie sociale et personnelle, ce qui est indispensable, n'empêche pas la lucidité sur la sculpture de soi, et encore moins de souscrire à une vision édulcorée de la dimension sociale de notre humanité.


Ce qui nous ramène inéluctablement à la philosophie. Car à vingt-deux siècles d'intervalle d'avec Aristote, au XVIIIème siècle cette fois, Kant (après Hobbes et d'autres théoriciens d'un droit naturel partant de la violence originelle de l'homme: "L'homme est un loup pour l'homme") parlera d'une "insociable sociabilité de l'homme" (in "Idée d'une histoire universelle du point de vue cosmopolitique"). Car tout n'est pas rose en notre humanité dans sa dimension sociale.




Le propos d'Aristote, pour être décisif, inaugurait la problématique sans la conclure. Kant lui donnera une profondeur de champ particulière. Certes, l'homme est un animal social et cherche par là même la reconnaissance d'autrui, son intégration à la communauté; mais en même temps, il ne souhaite pas se soumettre à ses règles. D'où la figure du conflit. Le dépassement de cette tension originelle se faisant alors par le droit. La culture et la civilisation elles-mêmes n'étant que la résultante du dépassement de cette tension et de cette contradiction originelle.

Retour à Twitter et à Biz Stone. Ce n'est pas linéairement que l'histoire s'écrit, à la faveur de la sociabilité positive de l'homme. Les média sociaux expriment et nourrissent au plus haut point notre sociabilité. Mais "l'insociablilité" n'y est-elle pas en quelque façon souvent gommée? N'est-il pas souvent de convention tacite de ne pas aller au conflit sur un média social, sous peine d'être "banni" de la communauté, de la "tribu", groupe social par excellence? N'y a-t-il pas quelque chose d'aseptisé au royaume de Twitter? On est bien loin de cette entraide spontanée et des belles choses dont nous parle Biz Stone.
Mais accordons lui ce qui lui revient: Twitter, comme tous les média sociaux, permet aussi le déploiement rapide et viral de multiples solidarités efficaces.

Biz Stone


So?
Par ses propos, Biz Stone n'a pas fait qu'un bon mot de communicant expérimenté. Il expose aussi en quelques caractères (mais n'est-ce pas normal pour l'un des pères de Twitter?...) une théorie des média sociaux qui prend appui sur un modèle consensuel, réducteur et affadi de l'homme défini comme animal social, ainsi qu'Aristote le caractérisait pour la première fois il y a vingt-deux siècles.

La philosophie autant que la sociologie et l'histoire montrent à quel point il est sans doute beaucoup plus réaliste de partir d'une théorie de l'insociable sociabilité de l'homme; de la figure du conflit accolé à la sociabilité; de l'antagonisme placé au coeur de la relation sociale comme l'une de ses composantes structurelle. Négliger cette dimension, c'est sombrer dans un édénisme, voire un angélisme somme toute réducteur et qui peut bien vite s'avérer contre-productif sur le terrain même des média sociaux.

Pensons à l'intérêt que présente une approche de l'homme non pas comme animal social "affadi" et spontanément consensuel, mais comme animé d'une insociable sociabilité, pour ce qui est de la gestion des critiques sur une page Facebook par un Community Manager. La première version pousse à fermer les yeux. La deuxième à entrer dans la médiation par le dialogue, l'échange, l'appel à la communauté, bref, aux forces vives de la sociabilité. La page Facebook d'une entreprise n'est pas le service clientèle, mais les "attaques" possibles doivent être appréhendées comme ce qu'elles sont: des critiques qui s'imposent à la marque ou à l'entreprise. Le modèle de l'insociable sociabilité est autrement plus productif que la théorie des "belles choses" proposée par Biz Stone.



C'est si vrai que la principale résistance des cadres français à l'égard des média sociaux relève de l'impossibilité de contrôler la communication. Comprenons que le caractère dialectique et éventuellement conflictuel  des échanges est posé comme un a priori et que, rompant d'avec une communication uni-directionnelle, la communication bi et a fortiori multi-directionnelle pose problème. Dépasser ces freins est affaire de pratique des média sociaux, c'est aussi intégrer le conflit possible (l'insociable sociabilité) comme donnée de base pour mieux le prendre en charge sur le média théâtre, le cas échéant, de la contradiction.

Pensons encore à la socialisation des résultats sur les moteurs de recherche. Cette socialisation véhicule nécessairement la controverse et non le consensus mou. Les avis des internautes "socialisés" divergent. La gestion de ces contenus à la fois pertinent et critiques, et leur exploitation ultérieure par la marque ou l'entreprise via sa présence sur les média sociaux, s'articule beaucoup mieux avec une théorisation de l'homme conçu dans une insociable sociabilité ou encore dans une sculpture de soi dans une relation dialectique à autrui, plutôt que dans une sociabilité linéaire et univoque. 

Tournons aussi vers l'e-tourisme qui tente aujourd'hui de faire le ménage dans ses rangs à l'égard de ceux de ses protagonistes qui, ne jouant pas le jeu, "falsifient" les bons avis et gomment les mauvais. L'angélisme n'est pas ici de mise. La contradiction doit d'emblée pouvoir être acceptée comme structurante de la relation aux prospects et clients. L'établissement doit maintenir les avis négatifs, l'insociable sociabilité, et venir sur les lieux d'échange promouvoir une réponse ou un débat.

Média sociaux ne signifie pas homogénéité, uniformité, consensus, comme les prolongements normaux d'une sociabilité de l'homme sans accrocs. Partir d'une conception de l'homme, animal social mais se construisant dialectiquement et même de façon conflictuelle dans sa relation à autrui est aussi un excellent moyen de laisser les média sociaux révéler une richesse et une pertinence reflétant la diversité des acteurs de ces média que sont les internautes multi-réseaux, multi-connectés et multi-plateformes.


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