mardi 20 septembre 2011

Du sourire et de l'être pour autrui




De l'ouverture à autrui

"Le sourire est la perfection du rire. Comme la défiance éveille la défiance, le sourire appelle le sourire : il rassure l'autre sur soi et toutes choses autour" Alain

*

Le Cinquième
Songe à son expérience de l'univers hospitalier dans lequel on écarte a priori le sourire, pourtant crucial à ses yeux dans les soins que l'on peut prodiguer aux patients, s'agissant du domaine de la gériatrie qu'il connait.

Le Quatrième
S'interroge. Car en effet, est-il possible, si l'optimisme va à l'optimisme, si la chance va à la chance, que le sourire soit contagieux si l'on en est soi-même privé? Comment donner en somme ce que l'on ne possède pas?

Le Troisième
Invoque cette expérience limite: celle de la douleur extrême dans laquelle on pourrait néanmoins arracher à la peine un sourire. Tout comme le clown triste réussit malgré tout à nous prodiguer son sourire; et à nous faire  sourire.

Lui
        Au Cinquième 
Magnifique. Pour la raison que je vais évoquer juste après. Il n'a visiblement rien compris ton gériatre-chef de service. En revanche toi, tu as tout compris. 

        Au Quatrième et au Troisième
Disons que nous n'avons absolument pas besoin d'être heureux pour sourire. Ni même d'être heureux pour offrir un sourire et se rendre accessible à l'autre. Pour cette raison essentielle qu'avec notre sourire, nous projetons notre "être pour autrui" vers l'autre. Nous montrons que notre être ne se conçoit que dans la relation. Nous nous rendons donc éminemment accessible en même temps que nous manifestons une bienveillance qui permet à l'autre de savoir que nous ne lui voulons aucun mal. 

Avec un sourire, nous pulvérisons l'idée selon laquelle "l'enfer c'est les autres". Nous sommes là, tout entier dans la rencontre. Dans et par le sourire, nous nous donnons dans la relation à autrui. C'est un échange ontologique et non pas seulement psychologique. 

Voilà pourquoi le sourire peut donner ce que nous n'avons pas. N'être pas heureux et sourire, c'est montrer à l'autre que la vie est possible, que la rencontre est possible. L'autre s'en trouve augmenté. Nous aussi. Celui qui est triste et sourit s'arrache aux choses, à ce qui nie l'être, à ce qui lui fait violence. Dès lors, nous sommes plus humains, lui et nous. Et la bienveillance déployée vers l'autre, projetée dans le sourire, nous apaise aussi. Un sourire triste emporte avec lui toute notre humanité. Vers l'autre. Et nous la rend à nous même. 

Voilà aussi pourquoi ton gériatre n'a rien compris, mon ami. Le "papy" que tu évoquais (on appréciera l'élégance du langage médical qui commence par diminuer, voire humilier, même sans méchanceté...) n'a pas besoin de ta jolie frimousse, quoi que- ou d'autre chose. Il a besoin de ton humanité. De ton "être pour autrui". Celui qui établit le lien avec toi et avec le monde. Celui qui peut-être va lui donner souffle, l'apaiser. Lui donner la force de croire en ses forces. Celui qui fait que la vie va faire sens. A travers ton sourire, tu te donnes à lui, et tu le donnes à lui-même. Tu l'enveloppe d'une bienveillance à laquelle il ne croit pas ou plus. Tu lui insuffles de la vie (bien plus que toute la pharmacopée déployée par ailleurs). 

Soignes ses escares avec tes médicaments et elles le feront quand même souffrir. Soigne-le avec tes médicaments et avec ton sourire, et sa relation à la douleur en sera ontologiquement modifiée. Tu lui auras donné une parcelle de ton humanité. Et tu lui aura rendu la sienne. 

Allez, lâchons le nom! C'est l'immense Lévinas qui a développé cette théorie de "l'être pour autrui". En rupture d'avec un sujet et une conscience orgueilleuse et solitaire, il a montré à quel point notre identité même se résout et s'éclaire dans la projection vers l'autre. Le sourire dont parle Alain est en réalité une forme privilégiée de cet "être pour autrui". Voilà pourquoi il est aussi précieux, inestimable même. Voilà pourquoi il n'est pas de psychologie mais d'humanité.

Le Second
Quant à moi, mon expression fait que quand bien même je m'efforce de sourire, on se méprend sur ce que je ressens et sur ce que je souhaite traduire. Ma corpulence, mon faciès font même que l'on est amené à croire que je suis hostile, à l'inverse donc de mon intention initiale. Les choses ne sont donc peut-être pas aussi simples qu'il y parait. Sourire ne serait peut-être pas aussi explicite que cela.

Lui
         Au Second
Je ne crois pas qu'on puisse tirer de ton expérience une quelconque conclusion sur l'incapacité du sourire à véhiculer ce dont Alain parle en raison de l'apparence physique. L'être pour autrui ne s'embarrasse pas de cela. Tu peux être édenté, vieux, petit, gros, ce que tu veux en réalité... Si ton sourire est celui de l'être là tourné vers autrui, son pouvoir est constant. Nous parlons d'ontologie, de métaphysique, d'essence de l'humanité. A côté de cela, l'aspect physique ne pèse rien. Ton sourire est une attitude intérieure reflet de la projection de soi. Tout ton corps est transfiguré par le sourire. C'est extrêmement simple au contraire. Immédiatement accessible dans l'expérience de tout un chacun. Aucun élitisme là-dedans, qu'il soit intellectuel ou physique. L'évidence absolue du sujet tout entier dans "l'être pour autrui".  

Le Premier
Mais le sourire peut être terriblement ambigu et beaucoup moins chaleureux que ce qui a été évoqué jusqu'ici. Je rejoins en cela pour partie les sous-entendus de notre ami le Second. Rire, sourire, c'est aussi parfois dire sa gourmandise, sa cupidité, sa rapacité. Sourire ou rire en se pourléchant les babines, en somme. On serait bien loin de l'empathie décrite et explorée précédemment.
De plus ce sourire est un langage non verbal. Qui varie inévitablement selon les cultures. Il y a tout un univers de significations possibles du sourire, hors le discours, que certains ont explorés .

Lui
        Au Premier
Pour partir de la fin de ton propos, je connais cette thèse qui soulève néanmoins une question de fond: celle du rapport entre l'universalité de la nature humaine et la diversité des cultures. le penseur auquel tu fais allusion est initialement un anthropologue. Alain ou Lévinas travaillent en philosophes. Pas en anthropologues. Certes, il y a la pluralité et la diversité des langages. Mais ça ne retire rien à la thèse de fond sur "l'être pour autrui". 

De plus, Alain ne vise pas ici un rire sardonique, un sourire entendu, un sourire ironique, un sourire carnassier - celui de la prédation- et par extension toute marque d'un sourire qui établirait la distance. Le sourire dont Alain parle est, à l'inverse, de bienveillance, d'enveloppement, de rapprochement. 

Si le sourire est un signe, alors il donne matière à une interprétation, c'est évident. Mais la thèse de Lévinas, dont je trouve qu'elle éclaire à merveille le propos d'Alain, écarte justement ce rapport à l'animalité (cf l'intentionnalité d'une conscience humaine). Le propos de notre ami le Second vise une impossibilité physique de sourire de façon univoque et compréhensible, et surtout sans qu'il y ait méprise. Or il y a une mobilisation de toute la physionomie qui accompagne le sourire qui permet de lever l’ambiguïté. Le sourire s'inscrit dans un ensemble signifiant (sauf à jouer à sourire, cela va de soi). La gestuelle qui est également communication non discursive va également confirmer la nature du sourire. 

De telle sorte que pour une culture donnée, la notre, et pour un environnement signifiant donné, celui auquel nous sommes habitués au regard de notre gestuelle courante, le sourire apparait dépourvu d'ambiguité. En ce sens, je ne pense pas du tout, pour demeurer sur un plan philosophique et tenant compte des données culturelles et anthropologiques, que la thèse d'Alain et de celle de Lévinas soient fragilisées par la pluralité des cultures, ni même des attitudes. En réalité, le sourire dont ils nous parlent est universel. Et c'est universellement que notre "être pour autrui" se manifeste dans le sourire.

C'est dire à quel point il importe de ne priver ni autrui ni nous-même, de cette voie vers  la réalisation de soi; vers ce rapport apaisé, positif, complice aux autres et au monde. 
Le monde entier; toute l'humanité tient dans un seul de nos sourires.





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