jeudi 19 janvier 2012

Face à face, avec Gustav Leonhardt: autour de la cantate BWV 54 de Bach


Pourquoi contenir l'éloge ou la mémoire dans le carcan de l'immédiat après, alors que tout dans l'oeuvre colossale du génie dont on honore le legs ne parle que de durée, d'empreinte définitive, de matrice de la compréhension et de l'interprétation du baroque, de racines, voire de panthéon musical? Ce dont l'idée même aurait sans doute fait fuir l'humble et sublime serviteur de la musique, ce qui ne fait que confirmer la grandeur du musicien comme la noblesse de l'homme au regard de la qualité comme de l'étendue de l'oeuvre léguée.

J'ai choisi la bouleversante cantate BWV 54 de Bach - évidemment Bach, s'agissant de l'un de ses plus grands serviteurs -, "Widerstehe doch der Sünd" ("Fais face au péché") dans laquelle nous retrouvons Gustav Leonhardt à la baguette, et pour la partition initiale d'alto, son complice, j'allais dire son alter ego et l'on verra pourquoi, le contre-ténor Alfred Deller.

Il ne s'agit pas ici de manifester de façon exhaustive l'incroyable richesse de cette interprétation extraordinaire de densité, d'intériorité, d'humanisme; ce concentré admirable de l'art de Leonhardt, un arrière-plan culturel et émotionnel rendus palpables et d'une profondeur sans limite, servant de substrat à une technique instrumentale comme à une lecture vocale révélant jusqu'à l'extase la quintessence de l'intention esthétique et au-delà du Kantor de Leipzig qui composa ce chef d'oeuvre en 1714, il avait moins de trente ans.
Trente ans seulement devrait-on dire tant la maturité est vertigineuse dans l'expression musicale de la souffrance d'un être en proie à l'expérience de la tentation, de la faute, du mal et de la perte de soi, ainsi que la corrélation au mystère de l'incarnation qui se termina sur la croix que l'on sait.

On ne peut être exhaustif pour cette simple raison que des pans entiers de l'art du maître sont ici résumés avec néanmoins une saisissante simplicité : épure absolue de la ligne, conservation de cette épure à l'intérieur de la polyphonie, équilibre parfait des volumes sonores de chaque pupitre en relation avec l'intention textuelle, absence d'artifice presque jusqu'au cri voire à la dissonance dans le travail d'archet et la façon de faire chanter les violons et les violes (I et II dans les deux cas) de telle sorte que la couleur intacte des instruments se déploie pour coïncider parfaitement avec l'émotion recherchée, maîtrise parachevée d'une basse continue jamais forcée qui devient envoûtante comme il se doit, véritable pulsation vitale sous-tendant la diversité des motifs et des intentions associées, façon non pas de déposer la voix sur le tutti mais de créer un lien organique entre ces composantes, et tant de trésors encore que seule une somme ô combien justifiée permettrait de recenser.

C'est peu dire que le génie se manifeste ici dans toute sa pureté.

Gustav Leonhardt "voit" littéralement, Alfred Deller aussi, et c'est ce qu'ils "voient" ensemble et en même temps dans une proximité quasiment gémellaire, sorte d'extase musicale partagée, que l'on entend, la musique passant la musique. Infiniment.

Platon plaçait il y a vingt quatre siècles le "Noûs", "l'oeil de l'âme", faculté suprême, bien au-delà de toutes les autres, et notamment de la "dianoia" ou faculté discursive. Un "Noûs" caractérisé par sa faculté d'intuition. Façon de dire qu'une fois que l'intellect a fait son oeuvre, analysant, décomposant, articulant, recomposant, il cède la place à la "vision intime", sorte de proximité absolue avec l'être.

Or c'est très exactement ce que Leonhardt et Deller font ici. Où tout ce travail rationnel, approfondi, expert de lecture technique de la partition et de son exécution, cèdent la place à une vision de cette oeuvre baroque monumentale. Et comme par miracle, le travail étant oublié, ils nous livrent tous deux un pur joyau musical, une "vision" de ce face à face qui nous submerge et nous laisse comme égarés tant la présence est forte. En écoutant, nous aurons "vu", nous aussi.


La cantate BWV 54 explore de façon lancinante un face à face de l'âme tourmentée avec le mal, le péché, la faute, la mort. Une expérience radicale qu'elle n'est pas assurée de pouvoir supporter, dans laquelle elle peut se perdre même, s'agissant d'une expérience ultime, l'esthétique constituant ici une voie, une propédeutique, une pédagogie de la mystique sans doute, mais pas qu'elle.

Une mystique à laquelle on adhère ou pas, la question n'étant pas là, mais la co-incidence, comprenez la convergence absolue intentionnelle antinomique d'avec le hasard, étant présente pour qui veut en explorer le champ infini.

Où l'auditeur s'arrête où il veut dans cette exploration musicale de l'intimité de l'âme humaine, mais où l'ultime est donné à appréhender si on le souhaite, mystère et grandeur absolue de la beauté incarnée dans la forme contrapuntique et la matière sonore. Leonhardt et Deller constituant des passeurs magnifiques sur lesquels nous pouvons nous appuyer avec confiance et même abandon pour parvenir sans encombre au terme de la cantate, caractérisé par la découverte de la puissance de la pureté qui permet de triompher du mal, l'espérance ayant le dernier mot après la tension extrême de toute l'oeuvre.


Il faudrait parler encore des notes tenues techniquement époustouflantes et d'une intensité dramatique inégalable de 2:00 à 2:11 comme de 7:07 à 7:16 par exemple, véritable exploit vocal compte-tenu de la variation crescendo pour traduire le paroxysme de la souffrance intérieure, la cruauté oppressante du dilemme, le point culminant de la contradiction existentielle face au péché.
Où, là encore, il n'est nul besoin d'adhérer aux présupposés comme à l'anthropologie de la Réforme pour faire directement l'expérience de l'intériorité humaine, la musique devenant par le génie conjugué du maître et du sidéral contralto, une authentique poétique.

Dire de la cantate BWV 54 dans la version de Leonhardt et de Deller qu'elle constitue un sommet de l'interprétation baroque est un pâle euphémisme. On repense à Baudelaire et à "l'homme qui marche à travers des forêts de symboles", les deux musiciens étant familiers de cette symbolique musicale dont ils nous dévoilent la terrifiante et sublime grandeur. Familiers et sur un pied d'égalité, qui à la direction et qui à la voix seule, s'agissant de proposer une lecture à deux voix indissociables qui nous accapare, nous étreint et nous guide dans cet univers sonore complexe et fait de multiples plans.

Faut-il réellement parler encore de musique? Au regard de ce qui précède, la question se pose, tant les dimensions de l'expérience à laquelle nous sommes conviés sont nombreuses, entre esthétique musicale, poétique, métaphysique, existentielle, religieuse. Et voilà sans nul doute pourquoi chacun peut "éprouver" et partager la "vision" des deux géants devenue sienne.

Et pourtant ce n'est que de la musique. Totalement, pleinement, définitivement de la musique, jusqu'à l'absolu, dont on dira, à la façon de Pascal, que lorsque Leonhardt et Deller l'interprètent, "la musique passe infiniment la musique".

Aussi laissons-lui le dernier mot, ou plutôt le dernier son, lorsque la vibration captée par le génie ouvre la voie à la fécondité du beau.

Un beau dont Leonhardt, et avec lui Deller, fut, est, l'un des fils bien-aimé, pour avoir su le servir avec exigence humilité et continuité, afin de mieux le contempler,

Face à face,

Ce à quoi seuls les élus accèdent, nos pas s'en trouvant éclairés.


Belle et sereine écoute à tous!


- Aria -

Widerstehe doch der Sünde,
Fais face au péché,

Sonst ergreifet dich ihr Gift.
Avant qu'il ne te distille ses poisons.

Laß dich nicht den Satan blenden;
Ne te laisse pas aveugler par Satan ;

Denn die Gottes Ehre schänden,
Avoir honte de la gloire de Dieu conduit

Trifft ein Fluch, der tödlich ist.
À une situation qui mène à la mort.



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