mercredi 18 janvier 2012

Le regard visionnaire d'un géant. In memoriam Gustav Leonhardt



In memoriam Gustav Leonhardt (30/05/1928 - 16/01/2012)

Un géant discret, à la fois musicien-instrumentiste, chef et musicologue de génie à qui nous devons d'avoir non pas seulement exploré mais revisité et surtout compris de l'intérieur pour la dévoiler la musique baroque, sa logique instrumentale, ses canons d'interprétation. 

Un humaniste devenu par son immense culture l'un des piliers de notre conception musicale du baroque. Un paradoxal avant-gardiste soucieux et habité par le respect de cette période ancienne autant que de ce type d'écriture articulé sur un contrepoint exigeant et une polyphonie qu'il lisait en précurseur à partition ouverte.

Un musicien profondément ascétique et d'une rare élégance, doté d'une intelligence musicale fulgurante faite de vision de la structure comme de l'unité profonde des oeuvres (on pense par exemple à ses travaux remarquables sur l'art de la fugue; ou au défi qui consista à enregistrer, à quatre mains avec Harnoncourt, l'intégrale des cantates de Bach, le résultat étant vertigineux d'unité précisément, d'inventivité et de fidélité); de perception analytique de chaque composante, des options rythmiques à la technique instrumentale pure, du choix des instruments à la couleur des voix (qu'on se rappelle sa complicité avec Alfred Deller ou Paul Esswood, cette proximité, cette intimité, avec des contre-ténor n'ayant rien d'accidentel), de la retenue et du contrôle du son à l'expression d'une dynamique jamais forcée venue de l'intérieur, de l'équilibre des voix à la manifestation de la richesse d'une polyphonie complexe.

Ce qui nous rend le maître néerlandais si touchant et intime, c'est sans doute ce mélange d'une sobriété extrême alliée à une forte vibration intérieure, sa musique en devenant prodigieusement vivante. 

Lorsque Leonhardt joue ou dirige, un souffle passe. Et l'on s'enthousiasme (que l'on prendra au sens strict sans doute, du grec ?????s?asµ?? , inspiration ou possession par le souffle divin), à l'écoute de ce démiurge qui sculpte la matière sonore avec sobriété et élan, la forme voulue par le compositeur se re-dessinant avec pureté et dans une variété infinie.

Sans lui, la musique baroque et son interprétation ne seraient pas ce qu'elles sont, d'Harnoncourt à Kujiken, d'Herreweghe à Koopman ou Hogwood, les générations héritant sans discontinuité de ce legs musical structurant unique et définitif. 

Tous ceux qui interprètent, aiment, enseignent le baroque tournent donc la dernière page de cette partition fondatrice, l'art du baroque en musique étant néanmoins plus vivant que jamais, pour une large part grâce à Leonhardt. 

Nous devons aussi à Gustav Leonhardt une extraordinaire liberté, loin de toutes les chapelles, de tous les ghettos et de tous les dogmatismes sur le sujet. Car pour avoir toujours été ascétique dans ses interprétations, le musicien fut aussi merveilleusement lyrique (qu'on repense à sa façon si ample, si belle, de faire chanter chaque ligne à l'intérieur de la polyphonie). 

Gustav Leonhardt ou comment refuser de choisir entre rigueur et liberté, les deux étant nécessaires à l'expression du beau en musique, à l'âge baroque. 

Nous terminerons ce bref hommage avec son interprétation de la Cantate BWV 180 de Bach. 
"Schmucke dich, o liebe Seele", "Sois belle, toi, ô ma chère âme".

Une cantate dont le livret traduit cet élan de l'âme qui se fait belle, parce que désirante et aimante, pour Celui vers lequel elle va, abandonnant la noirceur de l'enfer de ce monde, et gagnant la clarté qui est son refuge et son élément ultime. 

Une intention que Bach traduit avec un lyrisme fou, le Choral introductif étant comme une vague que rien n'arrête, un souffle qui se prend et se reprend dans le mouvement sans cesse relancé de chacun des pupitres et du tutti qui le soutient et lui donne la réplique, les vents (flûte I et II; hautbois I et II) introduisant une légèreté aérienne permettant et symbolisant l'élévation. 

Un choral comme une aspiration irrépressible vers la beauté. 

Gustav Leonhardt apparaît ici tel qu'en lui-même: d'une grâce infinie, d'une subtilité sans bornes, toute technique - ô combien éprouvée pourtant dans la couleur, l'intensité, la clarté, l'équilibre, la diction - étant comme intégrée, dépassée, sublimée, de telle sorte que seule la musique demeure, le chant de cette âme éprise de Lumière nous touchant au coeur et nous emportant dans son mouvement merveilleusement élégant, divinement simple, formidablement confiant.

Une cantate BWV 180 et un Choral qui ressemblent beaucoup au maître en réalité, que nous remercions de nous avoir fait emprunter avec tant de constance, d'inspiration et d'esprit visionnaire ce si joli chemin vers la clarté d'une musique baroque lumineuse, toute son oeuvre continuant de nous éclairer. 

D'avoir éveillé et habitué notre regard à la clarté d'une musique qui se mérite, mais sans jamais aucun élitisme malgré l'immensité de votre culture,
D'avoir tracé puis ouverte la voie vers la contemplation d'un certain ordre du monde à travers une musique qui constitue à elle seule un ensemble complexe de symboles,
D'avoir fait de la revisitation du baroque un espace de conquête que nous n'avons pas fini d'explorer, vos élèves et complices directs étant eux aussi des géants,
D'avoir montré à quel point la docilité à une forme pourtant terriblement contraignante, le contrepoint, pouvait aussi inaugurer un espace de liberté et de créativité sans pareil,
D'avoir pointé les trésors pour l'avenir que sont les instruments du passé et les techniques d'exécution associées quand ils ne s'enferment pas en eux-mêmes mais portent le souffle créateur du compositeur,

D'avoir ainsi à travers tout cela et sans que le mouvement y soit limité, su élever nôtre âme et faire grandir notre écoute,

De nous avoir donné tant de bonheur musical et enseigné l'exigence libératrice qui permet d'y parvenir par nous-mêmes, la musique baroque étant autant une partie (une période, un mode) de l'art musical qu'un art de vivre et une façon d'exister et d'être présent au monde,

D'avoir fait résonner sous nos cieux à travers cette musique baroque tant aimée un autre chant du monde dont le souffle venu d'hier nous porte avec plus d'assurance et de lucidité vers demain, ce qui est la part de tous les grands fondateurs,

Merci, Maître. 


Cantate BWV 180 - Choral (Soprano, Alto, Ténor, Basse)

Schmücke dich, o liebe Seele,
Pare-toi, ô chère âme,

Laß die dunkle Sündenhöhle,
Quitte le sombre trou du péché

Komm ans helle Licht gegangen,
Viens dans la lumière éclatante,

Fange herrlich an zu prangen;
Commence à briller glorieusement ;

Denn der Herr voll Heil und Gnaden
Car le Seigneur, plein de salut et de grâce

Läßt dich itzt zu Gaste laden.
T'a convié maintenant comme invité.

Der den Himmel kann verwalten,
Lui qui peut régner sur le ciel

Will selbst Herberg in dir halten. 
Voudrait trouver sa demeure en toi.



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