jeudi 27 octobre 2011

Les mains de Lang Lang et celles de Liszt




Le concerto pour piano N°1 de Liszt. Quasi injouable. Et souverain.

Que ce soit en raison de la virtuosité quasi indéfinissable, le compositeur ayant fait fi de l'extension du clavier, décidé à lui imposer son génie; ayant fait fi aussi de la technique pianistique requise tant il excellait lui-même- lançant ainsi un double défi vertigineux à tous ceux qui viendraient après lui. 

En raison également de l'extrême difficulté à sauvegarder l'unité de l'opus malgré les moments qui se succèdent comme autant d'oeuvres dans l'oeuvre, avec leur propre couleur et leur propre logique interne, mélodique, harmonique, émotionnelle. 

En raison encore de la nécessité inverse, qui exige que l'on valorise chaque exposé pour lui-même, dans sa couleur sonore propre, l'inventivité de Liszt s'étant déployée avec une richesse hors pair.

Un concerto comme un véritable tour de force si l'on a présent à l'esprit le fait que l'art de Liszt est de lyrisme, de puissance évocatrice, dans toute la palette des couleurs possibles, s'agissant de dire le tourment et le tragique du monde et de l'homme, mais aussi la sérénité comme une conquête sur la folie omniprésente, la tendresse mais vue comme ne pouvant jamais s'attarder, sans cesse aiguillonnée, le vertige de l'abandon au tumulte intérieur. 

Un concerto comme un permanente conquête sur les déséquilibres et les tensions, qu'ils soient intérieurs, du monde, et donc de l'instrument, comme entre l'instrument et l'orchestre. Un concerto comme un cheminement qui n'a rien de paisible sur une ligne de crête, avec la hantise de la chute comme l'obsession de la cime qui habite le soliste, et qu'il est censé nous communiquer, épris que nous sommes en définitive, nous aussi, des sommets. Un concerto comme un gigantesque défi. 

Et Lang Lang. Dont il faut dire tout d'abord qu'il s'appuie sur une technique pianistique rarissime. Observez bien la vidéo. Même sans connaître l'art pianistique, vous constaterez à quel point son exécution repose sur une stupéfiante technique de prise d'appuis: la main, les doigts, chaque phalange. Les deux mains entrent ici dans un équilibre incroyablement sophistiqué qui permet le déploiement sur l'ensemble du clavier, comme le commande le concerto de Liszt. Mais un déploiement parfaitement maîtrisé. Mécaniquement parachevé.

Des appuis, et une intelligence corporelle stupéfiante. Car si vous regardez bien, vous constaterez que Lang Lang est capable d'animer et de mouvoir de façon parfaitement dissociée absolument chaque main, chaque doigt, et chaque phalange de chaque doigt. A tel point qu'il semble désarticulé. Mais il possède dans le même temps une faculté hors pair de coordonner cet ensemble physique. La main est incroyablement charpentée et puissante, qui supporte cette merveilleuse et féconde complexité. Comme celle de Liszt. Le hasard, mais est-ce bien de lui dont il s'agit, aura bien fait les choses.

Dès lors tout devient possible. Car la couleur de l'oeuvre de Liszt, la puissance des envolées lyriques, les contrastes, tout cela réclame à la fois la plus extrême individualité des éléments physiques qui concourent à la production du son, en même temps que la plus extrême aptitude à intégrer ces même éléments à un tout ordonné au service de l'unité de l'écriture musicale. 

C'est là très précisément que se déploie la seconde dimension du génie propre de Lang Lang. La multiplicité dans l'unité. Une unité opérée physiquement. Avant d'être musicologique. Car cet immense et jeune artiste a le don de voir simultanément l'oeuvre et chacune de ses parties. Ainsi, dans chacun des développements, entend-on de façon très distincte ce qui le rattache à l'ensemble.

Si l'on passe à côté de ce lien, le concerto de Liszt devient une succession de moments de bravoure, mais sans âme. En revanche, si l'on voit cette unité tout en étant capable de se reposer sur une maîtrise du corps et du jeu pianistique telle celle que nous venons de décrire, chaque moment apparaît dans son lien organique à l'ensemble. Tout prend naturellement sa place. Le jeu devient fluide et nous vivons chacune des expériences émotionnelles au sein d'un ensemble beaucoup plus vaste. Ce qui leur confère une profondeur de champ inégalable. L'art de Lang Lang va jusque là. Dans une maturité plus qu'étonnante.

Et le concerto de Liszt en est illuminé. De l'intérieur. Sans jouer du moindre effet littéraire ou musicologique, on peut très raisonnablement penser qu'au meilleur de son inspiration de musicien et pas seulement de compositeur, Liszt interprétait son oeuvre comme Lang Lang la manifeste ici. Lang Lang se trouve sur un pied d'égalité avec le maître. Ce qui est rare. A fortiori quand il s'agit d'un maître aussi exigeant et virtuose que celui-là. 
On pense à Richter avec Beethoven. A Michelangeli avec Bach. A Rostropovitch avec Bach encore. Pour n'évoquer que des instrumentistes puissants, virtuoses, et dotés de grandes mains intelligentes et créatrices.

Dès lors, on comprend pourquoi Barenboïm a pris ce merveilleux pianiste sous son aile alors qu'il était encore bien jeune, foudroyé qu'il fut par les potentialités de ce géant là. Et pourquoi il aime à se produire avec lui. 


On comprend aussi le succès international de Lang Lang, la considération dont il jouit au Royal College of Music dont il vient de devenir docteur honoris causa, la reconnaissance acquisede ses pairs.

Un détail encore: comme il est agréable de voir ce jeune chinois avoir intériorisé avec autant de génie celui d'un joyau de la culture musicale européenne, en la personne du compositeur et interprète qu'est Liszt. La musique est universelle, n'est-ce pas? En voilà encore une bien belle manifestation. 

Place au jeune maître pour un face à face dantesque. Le terme s'imposait à propos de Liszt.





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