jeudi 20 octobre 2011

A propos de Didon et Enée de Purcell par Jessye Norman




La mythologie l'inventa et Virgile le sublima.

Purcell le magnifia dans une écriture musicale inégalable. Entre psalmodie déchirante et canon pour cordes d'une tension comme d'une intensité dramatique extrêmes. Le tout dans une unité rarissime. Symbolisation parachevée du point de bascule et de la synthèse entre l'ère grégorienne et la musique moderne, dans un classicisme déjà intégralement intériorisé.

Jessye Norman l'habita, l'anima, comme personne avant. Ni absolument personne depuis.
Cette variation d'intensité, infiniment et subtilement modulée, enveloppée dans un phrasé parfait.

Cette diction qui gomme à tout jamais la frontière entre la parole et le chant pour que le verbe se fasse chair et que la transcendance apparaisse dans une nudité vertigineuse faisant voler en éclat nos représentations inutiles autour de ce qui se joue là.

Ce souffle qui ne fait pas que permettre le chant mais qui l'engendre, l'embrasse, l'étreint. Et nous étreint. Ce souffle dont nul ne peut plus dire quand il commence et quand il finit tant sa maîtrise est accomplie, qui crée littéralement l'univers. Et nous inclut dans ce dernier. Allégorie suprême du souffle divin peut-être.

Ce vibrato qui ne procède pas de la voix, et encore moins d'une quelconque technique au demeurant inégalable, mais se situe sur un autre plan, métaphysique, spirituel, à la frontière de ce que nous sommes comme être éprouvant et être pensant. Comme un tressaillement de l'être. Comme une seule vague court sur tout l'océan et le modifie par sa seule vibration.

La réunion de tout cela qui réduit à néant tout ce que nous pourrions opposer comme résistance consciente ou non, pour nous révéler à nous-mêmes dans ce que nous avons de plus originel, démuni, intime, vibrant précisément, charnel.

Ce silence enfin, que Jessye Norman rend lui aussi plein, habité. Ce silence dans lequel les pleurs ni la voix ne sont plus, mais dans lequel le néant cède la place à l'être, par la grâce de la perfection faite voix et celle de la musique faite monde, sous la forme de cet amour à la fois anéanti et élevé au rang d'absolu par la souffrance et la mort.

Platon montra dans le Banquet à quel point l'amour peut constituer une voie vers la vérité, dans sa dialectique avec le Beau. On peut ne pas adhérer à cette magistrale élucidation sans pour autant ne pas renoncer à goûter le cheminement et ses joyaux. Comme à jouir de sa fécondité.
A supposer que les démiurges vers lesquels nous nous tournons remplissent leur office de passeurs.

Alors le mythe de Didon et Enée est une expérience symbolique intime à laquelle chacun de nous est invité et pas seulement un mythe. Alors Henry Purcell est un démiurge qui a su laisser sa musique se faire miroir privilégié du Beau, d'un beau qui passe les oeuvres. De "la beauté qui n'est que beau" pour reprendre les termes mêmes de Platon. Alors Jessye Norman est un passeur incomparable autant qu'une muse qui crée par sa voix - mais s'agit-il bien encore d'une voix? - le lien entre le mot et l'être, entre le corps et la pensée, entre nous et le monde, entre nous et nous-mêmes, dans une geste esthétique musicale qui brûle toutes les vanités pour ne laisser subsister que l'incandescence de l'amour et du beau. Et le silence qui suit, à jamais habité. En douteriez-vous qu'il vous suffit de regarder le visage de la cantatrice à 4:08, lorsque ses yeux se ferment sur l'univers sonore qu'elle a à jamais créé et partagé avec nous, et qui ne cesse de vibrer.



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