vendredi 14 octobre 2011

Variations littéraires et musicologiques sur une oeuvre de Nina Simone




Laissez-moi vous entraîner dans l'ascension de ce sommet! Que nous devons à Nina Simone. Et à son oeuvre "My baby just cares for me", telle qu'interprétée lors du Festival de jazz de Montreux en 1990.

Nina Simone - Festival de Jazz de Montreux

Ainsi donc l'enjeu était-il de réconcilier la musique classique et le jazz tout en rendant présente l'âme humaine telle que consumée par le sentiment et l'émotion. Ce qui fut fait avec rien moins qu'une référence musicale explicite à Bach tout d'abord. Puisque l'oeuvre s'ouvre à 0:50 avec une basse obstinée. On ne saurait faire plus baroque. A moins que ce ne soit une pulsation rythmique sur laquelle appuyer un jazz épuré à l'extrême. Mais pourquoi choisir en réalité?! Nina Simone ne choisit pas. La dualité originelle de l'oeuvre est là. Irréversiblement. 

Puis vient la fugue à deux voix. A 1:01. Une fugue??? Oui, une fugue. Infiniment subtile. Presque ascétique. Limpide. Et d'un lyrisme d'emblée bouleversant. Qui se dessine jusqu'à 1:39 où l'on pressent que le monde va basculer. La tension monte immédiatement en même temps que l'intensité. Sept secondes vertigineuses avant que la voix n'entre, comme une plainte. Déchirante. La main gauche commençant alors à plaquer des accords inexorables, faisant crier des basses déchirantes elles aussi. Littéralement. Elles le resteront jusqu'au bout. Jusqu'à 7:08. La basse se faisant encore plus obstinée. Obsessionnelle même. 

Puis la magie opère. La main droite exécute son chant ininterrompu, dans un legato (mais est-ce bien un legato au fond...) haletant qui court sur plus de trois octaves, comme un souffle qui aurait besoin de s'épuiser dans le mouvement (la plainte, toujours... l'âme qui court ne sachant où aller). La main gauche lui offre un contrepoint puissant, dévastateur par moment, qui cherche à conclure, mais sans succès. Le souffle est là, que la voix nourrit. La main gauche a perdu. Ne lui reste plus qu'à venir servir cette psalmodie époustouflante entre voix et chant de la main droite. Jusqu'à 3:50.

Là, Bach revient, plus présent que jamais. Dans un exposé vertigineux de la fugue à deux voix dessinée auparavant. Ecoutez-la à 4:42: c'est un sommet! Puis c'en est trop. Le tumulte intérieur fait voler en éclat les limites de genre. Nina Simone fait un bond dans le siècle suivant. A 4:50, Beethoven aurait pu écrire ce qui est joué. On pense, inévitablement, à la 32ème sonate pour piano. Avec cette exploration totale du clavier. Cette dynamique de grande fugue. Mais la puissance n'a pas le dernier mot, loin s'en faut. La subtilité du motif à 5:32 et après (est-ce du Beethoven? Est-ce du Mozart?), vient décrire les mouvements délicats de l'âme transportée. 

A 5:53 la voix revient. Une plainte encore plus déchirante si toutefois c'était possible. Et l'on change encore d'univers. Dans une expérience ultime. Cette fois-ci nous sommes entrés de plain pied dans le romantisme. Ce n'est plus Bach, ou Beethoven: c'est Tchaikovsky (la structure harmonique est d'ailleurs la même à la fin que dans le 1er mouvement du 1er concerto pour piano). Le clavier est à la lutte et fond sous de dantesques arpèges, la pulsation du début demeurant intacte. Le jeu se fait encore plus enfiévré. Le son roule et dévaste tout. On perd la raison. Regardez sur la vidéo les passages de main à 6:48 et suivantes notamment. L'émotion à l'état brut. La tension à son paroxysme. Jusqu'à ces ces ultimes arpèges descendants et cet ultime accord comme une gifle d'une puissance inouïe infligée au clavier. Comme à nous. 

Qui osera encore, après cela, dire que le classique et le jazz ne participent pas intimement l'un de l'autre? Ne peuvent dialoguer avec une proximité saisissante. Pour notre plus grand bonheur. Nina Simone prend ici une revanche sur sa propre vie. Elle la petite noire qui n'aura pas pu intégrer la grande école de musique des blancs. Non pas parce qu'elle n'était pas une grande pianiste mais uniquement parce qu'elle était noire. Aucun de ceux qui auront intégré le Curtis Institute qui lui fut refusé n'a jamais composé un tel chef d'oeuvre dans lequel on retrouve les racines de la musique noire, le jazz, Bach, Beethoven, Tchaikovsky, et même le Grégorien dont la psalmodie structure toute la partie voix de cette interprétation.

Simone renverse toutes les barrières, toutes les conventions pour mettre son âme et la nôtre à nu dans une expérience musicale absolument inédite. Dont on ne peut sortir indemne. Jamais. C'est tellement évident. La réaction du public de Montreux est Ô combien éloquente, pour cette version qui est sans doute l'un des plus grand enregistrements de cette déesse noire (on en oubliera aisément la qualité moyenne de la prise de son...).

Reste enfin la question du piano. C'est un Bösendorfer. Il n'est pas anodin que Simone (Qui aime ce piano. Au sens strict. Ecoutez bien la façon dont elle en parle à 0:46) le joue pour produire cette expérience là, plutôt qu'un Steinway. Pourquoi? Parce qu'un Steinway se joue. Alors qu'un Bösendorfer s'apprivoise. Par moment, au bout de son jeu pianistique, Simone semble sur le point de le dompter... mais sans y parvenir toutefois. Le géant noir est là, qui livre une puissance et une expressivité qui dépassent le pianiste. Alors ce dernier ne peut que tenter de vibrer à l'unisson du monstre. De battre la même pulsation. De se laisser emporter voire même guider par la cathédrale sonore au bout de ses doigts. Le piano le lui rend bien: il n'est que de voir l'immensité de la palette d'émotions qu'il suscite chez nous. Peut-être même faut-il aller jusqu'à dire qu'un Bösendorfer "possède" l'artiste qui le joue. Comme l'âme d'un violon s'impose au violoniste qui doit apprendre à faire corps avec son instrument, dans un fécond et mystérieux paradoxe.

Une femme noire comme une icône. Un piano noir comme un géant. Une voix qui se joue des races et des cultures pour traduire l'humain. Une musique qui a toutes les couleurs parce qu'elle n'est prisonnière d'aucun style toute en en explorant de multiples. Une âme immense qui explore son propre corps jusqu'aux cimes comme jusqu'aux abîmes pour dire le sentiment humain. Et la beauté ainsi offerte en partage dans un dialogue intime, éprouvant et merveilleux avec chacun d'entre nous.
On utilise parfois le mot "chef d'oeuvre" pour beaucoup moins que cela.


CODA

D'un ami
Une rumeur court qui indique que ce piano n'est pas exactement comme les autres. Un célèbre musicien de jazz exigerait même cet instrument quand il se produit en public. Qu'en est-il?

Lui
Tu as raison. Nous sommes bien loin de la rumeur et le musicien dont tu parles est un homme averti qui cherche toute la richesse harmonique. Ce grand piano de concert dispose en effet de huit octaves complètes. Je t'assure que tout cela n'est pas une simple question d'impression. La première fois que j'ai joué sur un grand Bösendorfer de concert, j'ai eu peur. Vraiment. Tu es physiquement traversé par le son du piano. Il n'y a plus l'instrument et le pianiste. Il y a l'instrument qui sera, ou pas, le prolongement de tes moindres variations d'exécution et donc d'émotions. L'instrument t'ouvre les yeux. Tu as l'impression d'entendre les oeuvres pour la première fois. Tu ne te reconnais plus. Ce n'est plus toi qui commande. Il va falloir dialoguer avec le piano, apprendre à lui parler, apprendre a ressentir ses propres variations (tout cela est fondamentalement longueurs d'ondes; vibrations). L'apprivoiser. Tu sens physiquement et psychiquement qu'il est plus vaste que toi. Qu'il est comme un portail de cathédrale. A toi de savoir le franchir. D'apprendre à le faire. C'est unique!





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