jeudi 6 octobre 2011

Prélude et fugue à propos de la beauté, de Beethoven, et de Glenn Gould




Prélude

Et si le vrai visage de la 32ème sonate pour piano de Beethoven, c'était ça? Un jeu et une interprétation prométhéens pour la sonate ultime, crépusculaire, apocalyptique du grand maître. Ecoutez le grondement de 1:45 à 1:57 avant la grande fugue à l'entrée puissante, irrépressible, avant l'immense déferlante. Hommage absolu de Beethoven à Bach. Sublime.




L'émotion à l'état pur. La coïncidence parfaite du ressenti et de la vision. La réconciliation de notre capacité à éprouver et à penser. Le dépassement de la tension entre immanence et transcendance. Lorsque la musique devient poésie. Lorsque la philosophie s'efface, comme tout discours rationnel, devant l'être. Infiniment précieux. Unique. 

Ecoutez comment à 5:00 très exactement, Gould introduit cette nouvelle fugue écrite dans l'oeuvre par Beethoven. Dans aucun opus l'hommage à Bach n'est aussi présent et constant. Beethoven revisite la fugue. Et la sublime encore, si toutefois c'était possible.
Ecoutez comment, de 6:00 à 6:30 Beethoven et Gould annoncent Wagner et son lyrisme.
Ecoutez encore à partir de 6:30 cette vertigineuse exploration de l'art de la fugue et la fusion du classicisme, du romantisme et du baroque.

Seul un géant comme Beethoven pouvait composer cela dans un dépassement magnifique des genres et des époques. Seul un géant comme Gould pouvait l'exprimer avec autant de clarté.





Fugue

L'ami
Cette écoute me laisse sans voix. Mais, ne trouves-tu pas que tant de beauté peut finir par être écrasant? Certes, il y a le génie de Gould, celui de Beethoven. Mais précisément. L'édifice sonore que tu m'as invité à visiter dégage une telle impression de grandeur, d'immensité! Tout est si grandiose, si imposant. 

Je suffoque presque en présence d'une telle hauteur de vue. Et je parle autant de celle de la musique que de celle de son interprétation. C'est presque trop. Comment te dire? C'est presque ... trop de beauté en une seule fois! Voilà. Cette écoute m'a comblé et presque anéanti. Peut-être est-ce là l'effet produit par la proximité avec ce qu'il faudrait nommer le sublime.


L'autre ami
Oui, je partage ton avis. J'ai moi-même déjà connu cette impression. Lorsque, face à paysage d'une beauté inouïe j'eus le souffle coupé. Ce fut alors comme si tout pouvait s'arrêter. Comme si tout s'était arrêté. Comme s'il n'y avait plus rien à vivre, plus rien à penser, plus rien à espérer, plus rien à désirer. Comme la mort en somme. Cette beauté naturelle là, par une vertu impensable, m'avait fait rejoindre une sorte d'éternité. Ce fut à la fois merveilleux, unique, et presque insoutenable. Quel paradoxe! Je cherchais de beaux paysages et lors même que cette beauté s'offrit à moi, tout se passe comme si c'était devenu insupportable. Et bien c'est quelque chose de tout à fait comparable qui se passe ici.


Lui
Au premier

Trop de beauté dis-tu? Mais tu sais aussi bien que moi qu'une oeuvre musicale n'est que la coïncidence d'une intention créatrice et d'une exécution. Fais ne serait-ce que vaciller l'un de ces piliers et c'est tout l'édifice qui tremble. Jusqu'à la dénaturation, jusqu'à la trahison, jusqu'au rien parfois et selon les degrés, si l'interprète ne vient pas ou mal revisiter l'opus de l'intérieur. 

Ici, la pensée créatrice de Beethoven s'incarne non pas seulement dans le jeu, mais dans la vision et le jeu de Glenn Gould. D'où cette expérience directe et totale du génie. On connait de très grandes interprétations: celle de Pogorelich, celle de Wilhelm Kempff par exemple pour prendre des interprètes très différents. 

Mais ici, Gould nous fait entrer de plain pied dans une autre dimension. C'est la coïncidence dont je parlais. Gould "voit" aussi loin que Beethoven. Il est intéressant de constater que tu parles toi même, à juste titre, de "hauteur de vue". Et du coup, invités à voir, nous sommes nous aussi comme au sommet, avec un paysage émotif, sonore, intellectuel, etc. D'une immensité indescriptible. Le beau, s'il faut le nommer ainsi. 

Je suis d'accord avec toi sur le second point que tu abordes. Celui de l'effet produit, de la disposition intérieure dans laquelle cette interprétation nous place. On "n'écoute" pas simplement, en effet, une telle exécution. On est littéralement happé, emporté, broyé, élevé, exalté, on "suffoque" pour reprendre tes mots. On est soulevé, porté, aspiré vers les tréfonds de notre conscience la plus intime et la plus vaste à la fois. 

Cette expérience n'a rien d'anodin. Jamais. A chaque écoute. Gould et Beethoven nous font entrer en résonance (au sens physique) avec le monde et avec nous-même. C'est aussi simple, radical, puissant que cela. 

Mais faut-il dire pour autant que c'est "trop"? Je ne crois pas. Maintenant, il est certain que dans une même journée par exemple, je ne saurais écouter plusieurs fois, ni a fortiori en boucle cette oeuvre sans être littéralement épuisé sur le plan psychique et même physique. Un signe sans doute qu'on touche là, à travers cette oeuvre et cette interprétation là, à une dimension très particulière de l'existence. 

Jankélévitch a introduit la notion "d'expérience limite"' pour parler du mal, de la maladie, de la mort. Ecouter cette oeuvre exécutée par ce pianiste constitue à mes yeux une expérience limite. C'est à dire qui nous propulse aux frontières de ce que, humainement, nous sommes capables d'éprouver et de penser. A titre purement subjectif et personnel, j'aime être ainsi emmené dans l'exploration de telles frontières. Là où l'Un, le Vrai et le Beau des anciens semblent se révéler et communiquer. 

Mais je t'accorde que ce n'est pas une mince affaire sur le plan du "vécu". Toutefois, quand on sait, parce qu'on connait l'oeuvre dans cette interprétation, qu'une voie existe là, pour accéder au beau, pourquoi s'en priver? La rencontre de ces deux génies là n'a pas fini de me combler.


Au second
Ne plus rien désirer face au beau. Etre mort. Rejoindre l'éternité. Ne pas supporter une telle grandeur. Tous "vécus" qui soulignent à quel point la notion d'expérience limite n'est pas usurpée. 

Un extrait de la Genèse me vient immédiatement à l'esprit pour désigner ce que tu décris si joliment et si bien: "Nul ne peut contempler la face de Dieu sans mourir". Et si l'on veut ne pas se laisser emporter vers une approche religieuse, les hommes de la caverne de Platon que nous sommes ne peuvent se tourner d'emblée vers la lumière sans être aveuglés. 

Le Beau nous foudroie, c'est tellement évident. Meurt-on de le contempler? Oui, symboliquement, et d'une certaine façon. Et le bouddhisme, ou son frère, le panthéisme, ont peut-être raison qui pensent que la forme la plus élaborée de l'être et de la pensée est la fusion dans le grand tout. Qui dissout instantanément notre petite subjectivité pour entrer dans la dimension de l'univers, et de l'universel. En écoutant cela, on meurt sans doute à une subjectivité étriquée pour renaître à l'Etre. 
Et jamais le désir ne connait épanouissement plus total: goûter, absolument et grâce à ces deux génies, le fait d'être. 


Au deux
Quoi qu'il en soit mes amis, le moins que l'on puisse dire est que cette écoute et cette rencontre avec ces deux créateurs là (car Gould est un créateur à part entière quand il interprète, puisqu'il rejoint l'intention créatrice de Beethoven - comme pour chaque compositeur, et là est son génie), nous emmène aux confins de ce que l'homme comme sujet est capable d'expérimenter. Ma conviction profonde est que c'est au-delà même du sublime.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Vous avez la parole!