jeudi 1 décembre 2011

Kempff, Bach et la sérénité


Si vous ne connaissez pas cette transcription unique et cette interprétation spécifique, laissez-moi simplement vous dire qu'en l'écoutant vous vivrez une expérience esthétique unique. De celles qui vous marquent et qu'on n'oublie pas.

Si vous la connaissez, vous savez qu'en l'écoutant vous êtes promis à un moment musical très rare. Fait de sérénité et d'extase musicale.

Si vous connaissez ce Largo qui est un sommet de l'art de Bach, mais dans une autre version, il vous faut commencer par oublier.

Oublier ce que vous avez déjà ressenti à l'écoute d'un largo d'un lyrisme fou et d'une merveilleuse et rassérénante tendresse, qui nous vient de Marcello et qui avait fasciné Bach il y a plus de 270 ans, au point de l'avoir intégré à son concerto BWV 1056.

Oublier même la double lecture pianistique et orchestrale admirable et sans doute définitive qu'en a faite Gould dans l'enregistrement historique de 1958 réalisé avec le Columbia Symphony Orchestra conduit par son complice Vladimir Golschmann avec lequel il a consigné pour l'éternité la quintessence des concerto pour clavier de Bach. (C'est ici et à 3:37 si vous voulez prolonger l'écoute: http://www.youtube.com/watch?v=tOKIHzd7sZM)

Oublier même tout ce que vous savez de Wilhelm Kempff le mozartien accompli et le Beethovenien tout à la fois impétueux et sensible; puissant et délicat. Toujours merveilleusement expressif et proche tant du compositeur que de ses auditeurs, dans une bienveillance très particulière.

Kempff n'est pas un "spécialiste" de Bach comme Gould peut l'être. Mais il a été fasciné par le lyrisme des oeuvres de Bach. Par la pureté absolue de la ligne mélodique que le compositeur savait inventer. Et déployer à travers une polyphonie d'une architecture et d'une richesse inégalées.

Nombreux sont les interprètes qui mettent l'accent tour à tour sur l'un ou l'autre. Comme s'il y avait à choisir! Gould avait parfaitement compris, mais Richter aussi, ou Nikolayeva, ou Argerich, qu'il n'y avait pas à choisir précisément. Tout Bach tient dans l'aptitude à tenir simultanément un motif musical d'une simplicité parachevée et donc d'une esthétique bouleversante quelle que soit l'intention, et une mise en oeuvre contrapuntique d'une rare complexité et d'une rigueur sans faille. Perdre de vue l'un ou l'autre, c'est nécessairement passer à côté de Bach.

Kempff le classique épris de classiques le savait parfaitement. Sa perception de l'univers intérieur de la musique de Bach était profonde, intime, presque charnelle. Comment donc, comme interprète, faire saillir cela, lui qui n'était pas un homme du baroque?
Par la transcription. Par le fascinant travail de transcription qui est à la fois exploration et re-création. Hommage et vision. Lecture et re-lecture. Révérence et enfantement.
Nous devons à Wilhelm Kempff quelques transcriptions pour piano absolument fulgurantes de Bach. Dont celle la Sicilienne du BWV 1031 et celle-ci, celle du Largo du BWV 1056 d'après Marcello.

Bach avait voulu traduire la tendresse, la paix, la douceur, la sérénité donnée ou retrouvée. Non pas une paix tranquille et superficielle ou béate, mais une sérénité contre et par delà tous les doutes, les toutes angoisses, toutes les souffrances intimes. Ce que Kempff a saisi avec une lucidité saisissante.

Aussi la transcription prend-elle le parti d'un tempo lent à l'extrême; d'une incroyable décomposition de la ligne mélodique réduite à sa plus simple expression, avec un jeu retenu (ritardendo) à l'extrême; d'un contre-chant parfaitement épuré, lui aussi à la limite du contre-temps dans lequel les graves sonnent avec une densité qui fait tour à tour presque peur ou pleurer; de la décomposition et de la simplification de toutes les ornementations. Comme s'il fallait que la musique dise le trébuchement de l'être, l'hésitation de l'âme, la vibration troublée côtoyant le bonheur possible.
Puis la sérénité qui vient peu à peu, au fur et à mesure du déploiement du motif, le mode majeur prenant progressivement mais jamais définitivement, délicatement, douloureusement parfois, le pas sur le mode mineur omniprésent.
Jusqu'à l'extase finale, toute en tension, après l'incursion en majeur à 2:55 - la paix entrevue, bien sûr - mais qui demeure imprégnée de ces mondes où l'âme peine à trouver son chemin. Voilà pourquoi c'est en mode mineur que l'opus se conclut, avec des notes qui restent suspendues. Car pour avoir le dernier mot, la paix devra toujours être reconquise. D'où le tremblement de l'être.

Ecoutez le silence qui suit. Il est encore tout habité de cette bouleversante et énigmatique tendresse.

C'est sans doute la double vertu du génie de Bach et du talent inouï de Kempff qui a su à travers cette transcription, montrer l'évident classicisme contenu dans la partition originale; et toute la grandeur du piano classique lorsqu'il s'empare, intimement mais avec une intelligence si profonde de la dualité matricielle et féconde de toute oeuvre baroque.

Ce n'est plus du Bach, tout en le respectant infiniment. Ce n'est pas du Kempff parce que Bach est là, totalement.

Et nous sommes portés par ce duo là jusqu'à l'extase.
Vous ne serez pas surpris d'être submergés par l'émotion, cette musique là traduisant comme presque jamais ce que nous avons de plus intime: la vibration de l'être.

Belle écoute et beau voyage intérieur!





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