vendredi 25 novembre 2011

Du stock au flux



Je lisais ce matin un excellent papier publié sur le site du Monde dans lequel deux spécialistes de l'énergie débattent de la question de la sortie du nucléaire, lorsque je suis tombé sur cette phrase:

"(...) Le troisième étage est celui des énergies renouvelables, qui sont des énergies de flux par opposition aux énergies de stock (...)".

Sortons de la seule problématique de l'article pour voir ceci:

En réalité le flux est sans doute l'une des catégories les plus pertinentes pour penser et comprendre bon nombre de basculements de notre monde.

D'un point de vue économique, la production est en effet passée d'une logique de stock à une logique de flux, le temps réel devenant le nouveau paradigme, pour opérer l'ajustement de l'offre et de la demande à travers le flux tendu sans préjudice financier du à l'immobilisation et à la dépréciation du stock. Et ce changement de paradigme de la production a permis d'introduire une flexibilité vectrice de richesse. Mais tout en a été changé: la production, la distribution, la consommation, l'emploi.

L'épargne, dont la question n'est toujours pas tranchée (mais la chose est presque impossible) du point de vue de la théorie pour savoir si elle constitue un frein ou un moteur à l'activité économique, qui s'inscrit dans une logique financière de stock (car il faut bien la constituer par accumulation avant de lui faire financer l'économie outre le revenu qu'on peut en attendre) a vu sa place réduite au profit du crédit qui est purement de flux, avec les déséquilibres que l'on voit s'agissant des dettes. 

On peut s'en inquiéter. On peut aussi y voir l'un des symptômes d'une mutation profonde du rapport entre économie et finance, aujourd'hui faussé, mais de nouvelles perspectives s'étant ouvertes avec une finance désormais dématérialisée qui ne fonctionne plus qu'en flux. 
La question se posant à la fois de savoir comment éviter le risque du déploiement artificiel de ce flux (la finance qui s'auto-alimente, la dangereuse mécanique de "titrisation" se déployant alors sans limites), et comment le réintroduire dans l'économie "réelle", par réappropriation de la richesse générée à l'intérieur de l'activité économique générale non spéculative, la question de la distribution étant essentielle. 

L'énergie, sans doute devenue le sujet central sous la forme de toutes les questions relatives au développement durable, pour cette raison simple qu'elle constitue le moteur de toute activité économique et sans doute humaine (car que fait-on sans énergie?), est en effet en train de basculer, même si c'est trop doucement, d'une organisation centrée sur des sources d'énergie "en stock" vers des sources d'énergie en flux: les énergies renouvelables. Il ne s'agit pas seulement de "sources" physiques, mais de modèles de production, de consommation, de distribution. 

Le Web, hier conçu comme un immense réservoir d'informations et de données stockées, même mises en réseau, a maintenant largement consommé sa métamorphose. 
L'essence du web n'est plus en effet dans la conservation de données statiques fussent-elles virtuellement partagées, mais se trouve désormais dans l'interaction universelle virtuelle génératrice de données (les data, méta data, big data) qui constituent en elles-mêmes un richesse inépuisable (comme les énergies "renouvelables", et l'on voit bien la fécondité du parallèle). 
Cette interaction, dont la socialisation est la dimension maîtresse (d'où l'importance cruciale du web social) donne précisément naissance à un flux différencié qui se déploie à l'infini, s'enrichissant en permanence et de façon exponentielle. 

L'information qui était hier stockée dans des espaces de référence, du livre au journal, de la bibliothèque à la base de donnée, est à présent générée en flux et interagie comme telle dans des espaces virtuels et socialisés. Voudrait-on figer l'information qu'on perdrait instantanément ce qu'elle a d'essentiel. Ce qui ouvre des perspectives en termes de diversité et de richesse, et impose dans le même temps de nouveaux défis s'agissant par exemple de la pertinence, de la hiérarchisation, de la validation, de l'usage, de la destination.

Economie, Finance, Energie, Web, Information, aucun de ces piliers de l'activité humaine en pleine transformation n'échappe semble-t-il au passage de la logique de stock à celle de flux.

Certes, le processus s'accompagne de destructions. A la fois celle de ce qui hier constituait la matière du stock (les énergies fossiles; l'épargne) et celle des schémas et organisation de l'activité, quel qu'en soit le domaine, qui étaient assis sur ces "stocks" (le web devenu social et de data; la bourse qui n'est plus le lieu du financement via l'épargne de l'activité des entreprises mais celui d'une finance devenue à elle-même sa propre fin; l'information qui ne se trouve plus dans un rapport vertical mais horizontal avec les personnes s'informant, qui produisent elles-mêmes une partie de l'information; le travail qui est devenu flexible à l'extrême en raison même de la logique de flux s'imposant aux rapports économiques).

Ces destructions sont dans m'immédiat et pour quasiment tous les domaines cités extrêmement délicates et douloureuses. Car le passage de la logique de stock à la logique de flux s'accompagne d'ajustement structurels majeurs. Que personne n'a pris le temps de penser en profondeur.

Mais il faut savoir reconnaître cette évidence qui veut que c'est désormais le flux qui crée la richesse, quel que soit le domaine. Pas le stock qui signifie dépérissement, perte, limite, épuisement.

Au fond, la crise de croissance que nous connaissons aujourd'hui est une crise de la rareté du stock par épuisement de ce dernier avant exploitation raisonnée et universelle de la richesse de la logique de flux.

Où l'on repense à Bergson et à l'évolution créatrice, s'agissant de comprendre que toute l'activité humaine se tient dans son mouvement qui seul, en dernière analyse, crée non pas seulement du nouveau, mais plus de réalité.

Paradoxe qui veut que cette logique de flux, essence même de la notion de progrès, impose également la dématérialisation comme un nouveau paradigme associé. 
Ce qui compte désormais le plus est aussi ce qui nous échappe le plus: le mouvement du flux et la réalité dématérialisée.

Voilà sans doute pourquoi politiques, économistes, intellectuels sont aussi déroutés par ce nouvel ordre du monde qui a renversé la sécurisante pensée du stock, pour lui substituer celle de la richesse qui se crée dans son mouvement même. 

Reste à présent à tenter, pour notre bien collectif et la qualité de notre vivre en commun, d'apprivoiser, car la dompter est par définition impossible, cette nouvelle ère du flux.



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