jeudi 17 novembre 2011

A la recherche de la proximité et de l'humanité dans l'oeuvre de Bach avec Otto Klemperer et Christa Ludwig

C'est à un rendez-vous avec l'incomparable Otto Klemperer et la gigantesque Christa Ludwig confrontés à l'une des arias les plus poignantes de la Passion selon Saint-Matthieu de Bach que je vous convie ici.  

Dans cette version, Klemperer a opté pour une interprétation classique et non pas baroque de l'oeuvre. Ce qui pourrait mettre a priori sur la défensive en quelque façon. Trop de volume, des attaques, des césures ou des scansions musicales pas assez soulignées, tel était notamment le risque. 

Mais le maître, qui a choisi de faire chanter l'orchestre avec une infinité subtilité et une délicatesse remarquable, jusqu'à l'évanescence par moment, révèle avec sa formation symphonique une oeuvre sans doute moins puissante ou théâtrale que d'autres, tout en la rendant merveilleusement intime et prodigieusement humaine. 

Rien de grandiose ou d'écrasant ici. Tout est fait pour que l'auditeur entre sans peur dans un univers sonore d'une infinie complexité et richesse émotionnelle, mais non hanté par la transcendance. Klemperer ou le parti pris de l'immanence. Parce que Bach, de son point de vue, et avec raison, ne parle pas davantage de Dieu que de l'homme. 

"Erbarme dich". Prends pitié. Qui pourrait s'adresser à n'importe quel humain, venant d'un autre humain. Et notre histoire actuelle ne manque pas de nous fournir de multiples occasions à la fois d'éprouver ce sentiment et d'exercer cette faculté. 

"Erbarme dich" par Klemperer ou une imploration d'autant plus bouleversante qu'elle est retenue, digne et pudique. On comprend alors pourquoi l'intensité du jeu des violons n'est jamais forcée. Pourquoi le trait ne se fait jamais saillant. Pourquoi l'interprétation est exempte de tout effet. Klemperer ne nous "empoigne" pas. Il nous déstabilise. Et nous entraîne d'autant plus efficacement là où Bach veut nous conduire que nous ne sommes pas submergés ou saisis. Klemperer ou la pédagogie et la fécondité de la délicatesse sonore.

Quant à Christa Ludwig, immense mozartienne, spécialiste de Schubert, Brahms, Mahler, sa voix de mezzo soprano ample et généreuse peut s'épanouir dans l'écrin offert par l'orchestre. Point besoin de lutter contre le tutti. Il lui suffit de demeurer présente (L'aria gagne alors de façon évidente en intériorité). 

Et de quelle présence! Des tenus et un legato parfaits. Des médiums chantés avec un phrasé lui aussi subtil et admirable; animés lorsqu'il le faut par un vibrato d'une élégance absolue. Des aigus traversés par des crescendo splendides qui ne "s'écoutent pas" de façon narcissique. Des graves appuyés mais avec subtilité, et remarquablement dessinés. Une diction exceptionnellement habitée de laquelle vient aussi la tension, l'imploration naissant dans la production des mots eux-mêmes et pas seulement dans leur chant ou dans leur sens (L'un des sceaux des grandes cantatrices allemandes). Un travail d'orfèvre sur le souffle qui se déploie sans jamais s'entendre. Une cantatrice dont l'intelligence musicale coïncide parfaitement avec le projet de Klemperer dans sa modestie et son expressivité.

Klemperer et Ludwig n'ont ici aucune ambition de se montrer ou de se servir pour eux mêmes de Bach ou du sujet de la Passion. L'humilité des deux géants devient un précieux sésame pour les auditeurs que nous sommes, invités à nous poser à nous mêmes la question de savoir si nous prenons ou pas pitié, intimement, et pas seulement à assister en spectateur à la représentation de la souffrance absolue qui appellerait une pitié tellement grande qu'elle en perdrait presque son sens pour nous. Klemperer et Ludwig replacent, par leur admirable parti pris musical, le questionnement dans le champ de notre expérience. 

On stigmatise parfois, souvent, Bach - mais d'autres l'ont fait, comme Cioran qui n'a sans doute pas compris grand chose à ce compositeur, en réalité - comme un serviteur unique de Dieu; un apôtre exclusif de la transcendance. 

A tort. Car le Kantor nous parle aussi remarquablement de l'humain et de l'immanence. Dans cette version du "Erbarme Dich" par Klemperer et Ludwig, la Passion retrouve, à travers le jeu de la présence et de l'humilité des artistes, un visage dont elle ne saurait se départir en vertu même de ce qu'elle est, l'issue d'une "incarnation" qui nous parle aussi de la grandeur de l'humanité précisément.
Une humanité qui se révèle ici dans toute sa bouleversante fragilité. Pour une expérience esthétique très intime qui laissera difficilement indifférent et dont la trace subtile persiste bien après l'écoute.



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