mardi 15 novembre 2011

Variation littéraire et musicologique sur la Cantate BWV 51 de Bach


Que diriez-vous de vivre avec un moment de joie intense?

Une cantate éminemment joyeuse; Lucia Popp, soprano immense et lumineuse, qui se joue des nombreuses difficultés introduites là par Bach, dans une succession d'arias conçues comme autant de morceaux de bravoure, mais dans une étourdissante continuité harmonique et mélodique; Carole Dawn-Reinhart à la trompette, avec un son clair, rond, plein, magnifique. Une succession d'arias enchâssées dans un écrin concertant et polyphonique pour voix et trompette. Un défi!

Toute la cantate est structurée par une tension entre deux pôles. Le véritable concerto pour voix et trompette d'ouverture et l'aria de forme concertante et polyphonique elle aussi, grandiose, qui survient à 7:10 (après une introduction sublime des cordes) dans laquelle Popp ne cesse d'effectuer des sauts d'octaves, tout en conservant un legato parfait, avec des variations d'intensité remarquablement maîtrisées- fournissent à la fois le modèle et l'expression la plus achevée de cette dualité féconde qui traverse l'oeuvre.

Les auditeurs les plus avertis reconnaîtront à 11:25 une aria, concertante évidemment, qui sera reprise dans la Passion selon Saint-Jean, dans l'oratorio de Noel, notamment, pour marquer l'exultation. D'une pureté exceptionnelle; dans une polyphonie éblouissante à 3 voix (Soprano; alto; violon). Si vous êtes encore plus attentifs, vous reconnaîtrez dans cette l'un des motifs du double concerto pour violon en ré mineur. 

Puis l'orchestre dialogue avec la trompette à 16:19. Qu'à cela ne tienne, quand on est Bach, on peut plier l'écriture musicale à son génie: un concerto pour trompette dans le concerto pour voix et trompette donc! 
Vous retrouverez également ici la forme d'orchestration et de polyphonie si caractéristiques des concertos brandebourgeois. D'où cette impression "de connaître" cette oeuvre même si c'est la première fois que vous l'entendez. Car il s'agit exactement du même univers (l'exposé et le développement des fugues, la répartition des voix sont les mêmes), qui crée une intimité enveloppante, colorée, brillante et chaleureuse. La musique et le chant du plaisir. Un plaisir absolu. L'exultation musicale, nous y revenons.

Et d'exulter, Bach ne connaissant alors plus aucune limite, nous offre à partir de 15:20 un feu d'artifice inouï sur le choral et l'alléluia final. 

La soprano,après être entrée sur une basse continue écrite comme comme pour un concerto toujours, vite rattrapée par la trompette, parole étant laissée un temps au tutti pour réaliser un exposé vertigineux d'une grandiose fugue à 3 voix, est ici mise en avant comme rarement. 

A 16:37 et 16:43 comme une cime qu'on ne peut atteindre qu'en deux fois, prodigieuse de présence sur chacune de ces deux notes là, Bach ayant poussé la difficulté à un point extrême en faisant précéder chacun de ces pics de 3 notes (selon des intervalles sonores symétriques et réguliers) qui doivent être chantées avec une netteté et une précision absolues, le souffle imprimant toutefois le mouvement vers les deux sommets dans une force aspiratrice hors du commun et irrésistible- Popp décrit et revisite par son chant l'ensemble de la cathédrale sonore sculptée depuis le début, celle là même voulue par Bach. Les vitraux laissent alors entrer une remarquable lumière. On exulte plus encore si toutefois c'était possible.

Chaque arc de l'immatériel et lumineux édifice est re-parcouru - dans un mouvement général de bas en haut, c'est si manifeste, les motifs descendants n'étant là que pour souligner la hauteur de l'ensemble- dans des arpèges presque impossibles à chanter, dont Popp restitue pourtant sans faillir la pureté. 

Exulter. Exulter encore davantage. Etre gagné par l'ivresse des cimes. 

Bach explorant alors sans limite toutes les difficultés imaginables susceptible d'être imposées à une cantatrice. Comme on dessinerait un jubé sonore. Sauts d'octave; arpèges descendantes ornementées immédiatement suivies d'arpèges montantes avec des sauts intégrés et final augmenté de plusieurs degrés; reprise des arpèges et des motifs avec des intervalles de tierce, de quarte et de quinte dans un seul souffle; graves à la limite de la tessiture et de ce qui est physiquement susceptible d'être chanté pour cette voix; legato sur l'ensemble de la partie, celui-là même qui crée cet effet de plein et de délié, de volume en mouvement subtil, de volutes sonores. La trompette étant comme la lumière qui, après avoir traversé les vitraux, vient jouer sur chacun des éléments ainsi créé.

Bach, dans une geste créateur musical définitif, ici divinement et comme très rarement incarné par Lucia Popp, fait exécuter par la cantatrice une synthèse absolue: projeter et embrasser en moins de 2 minutes l'ensemble de la construction, et donner naissance à chaque détail d'ornementation tout en l'obligeant à montrer comment il se justifie par rapport au tout. 

En dialoguant dans le même temps avec l'autre soliste, la trompette, laquelle à la fois souligne la pureté et la richesse de la voix, lumière révélant la beauté de la matière sonore devenue incandescence et élan créateur, et l'invite à aller toujours plus haut, comme à 17:15, dans une spirale ascendante saisissante dans laquelle la voix et l'instrument rivalisent dans les aigus la perfection ajoutant et invitant à la perfection. 

Dialoguant aussi avec le tutti, qui ne fait pas, loin s'en faut, que mettre en avant les solistes, mais révèle des fondations que l'élévation par la Soprano de la cathédrale sonore évoquée emporterait avec elle vers les cieux qu'elle vise avec puissance et allégresse. La voix de Popp transfigurant alors l'ensemble pour le rendre aérien, immatériel, céleste, précisément. 

On comprend pourquoi la joie est comme le produit et l'élément de ce dialogue universel là. 

La cantate BWV 51 de Bach ne constitue pas seulement un très beau moment technique ou de virtuosité vocale. Il s'agit à la fois d'une expression parachevée de l'écriture pour la voix humaine dans le registre de soprano, véritable captation de la matière et de la forme sonore originelles de cette tessiture; d'une manière parfaitement aboutie et quasiment jamais égalée à ce point, de la maîtrise simultanée et de l'intégration de la forme concertante et de la polyphonie; d'une exploration merveilleuse de ce qu'il est possible de faire naître comme dynamique musicale et couleur sonore, par fusion-différenciation véritable de la voix et d'un instrument dont le registre est son exact frère; d'une illustration bouleversante de ce que l'amour, j'ai bien écrit l'amour, de la musique et du beau humblement et puissamment désirés dans la confrontation à l'écriture musicale y compris la plus ascétique, j'ai parlé du contrepoint, peuvent engendrer comme révélation, pour autant qu'on n'oublie pas que la musique dépasse infiniment l'acte narcissique; d'une mise en évidence de la grandeur comme de la fécondité des symboles à l'oeuvre dans ces sons qui exaltent la vérité de l'être; de la joie qu'il y a à créer, toute création musicale étant une célébration.

Car n'est-ce pas l'ultime dimension de cette oeuvre fascinante qui représente l'un des sommets du Kantor de Leipzig qu'on y exulte, dans et à travers la musique, à la fois d'être, d'exister et de créer. 





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