mardi 22 novembre 2011

En écoutant le 6ème mouvement de la 3ème Symphonie de Gustav Mahler

A propos du 6ème mouvement de la 3ème Symphonie de Gustav Mahler

Et si la beauté absolue, la grâce absolue, le sublime c'était ça?
Contre la laideur du monde, contre la douleur, la souffrance, le désespoir, la peine, la tristesse, le désarroi, le malheur profond. Contre tout ce qui nous prive d'être et nous fait mal jusqu'au cri, qu'il s'exprime ou non, jusqu'à l'anéantissement parfois.

Un enveloppement subtil, précieux, doux, protecteur, réparateur. Une tendresse infinie. Un rassurement définitif et d'autant plus profond qu'il ne méconnaît ni ne sous-estime la peine, l'affrontant sans détours. 
La musique comme expression de la paix amenée, redonnée, par un amour infini, par delà le non-être que sont la violence et le mal subis.

Mahler est le seul, l'unique compositeur a avoir écrit pour les cordes de cette façon là, l'oeuvre leur rendant un hommage d'une beauté sans égal, dans un lyrisme rare. Avec à la fois un sens inné de la dramaturgie et de l'émotion musicale, et un art incroyablement maîtrisé de la composition en rapport avec la couleur des instruments, la texture des sonorités, les indications d'intensité, l'incidence des durées. 

L'exposé du motif par les violons, subtil, délicat, épuré à l'extrême, avec un tempo incroyablement lent, dans une profonde unité; 
Les violoncelles donnant un contre-chant bouleversant (entrée à 00:29 d'une perfection absolue), d'abord subtil, puis projeté sur le devant (Mais ce n'est pas un hasard, puisque le violoncelle en vertu même de sa couleur sonore, a pour "fonction" habituelle dans l'art de la composition, d'exprimer à la fois la tristesse et la force); 
Puis ce long dialogue dont les traits sont soulignés par les vents (dans une exploitation magistrale de leur couleur toujours, et de la proximité de leur tessiture avec celle des autres instruments) avant que ceux-ci n'assurent les liaisons et ne nourrissent le duo en ajoutant à la tension (vous en avez un magnifique exemple à 4:43, ou à 8:49 avec la trompette, ou à 10:45 avec le hautbois par exemple); 
Ces dissonances structurantes qui sont autant de cris, jouées fortissimo et même sforzando (comme à 6:10 ou à 9:58) pour exprimer la souffrance extrême, forçant les instruments à se dépasser ensuite pour retrouver et ramener la paix et l'harmonie, la plupart du temps avec des tenus interminables (la durée encore, la dilatation du temps), comme une longue caresse prodiguée avec générosité (comme à 7:00 avec les violoncelles);
Cette façon d'écrire quasiment un concerto pour violoncelle en plein milieu d'une symphonie (de 7:00 à 8:53), dans une audace extrême, qui est l'une des clés de cette oeuvre si wagnérienne comme nous le dirons après, dans laquelle matière et forme, couleur des sons et structure sont si intimement mêlés, comme autant de dimensions non pas juxtaposées mais littéralement fusionnées, à tel point qu'on ne peut plus distinguer ce qui relève de l'un ou de l'autre. D'où l'effet d'enveloppement sonore total, précisément;
Cette manière unique de traduire la façon dont nous pouvons être littéralement submergés par ce qui nous brise, à la fois et simultanément par la puissance intrinsèque des instruments, par la maîtrise parfaite des indications d'intensité (fortissimo-sforzando), par l'imbrication des textures sonores: écoutez et réécoutez ce qui se passe à la fois hors de vous et en vous entre 11:20 et 11:43, qui semble s'apaiser mais, tant la souffrance est trop vive et le désarroi trop ample, qui revient de 12:31 à 14:41, dans un crescendo absolument vertigineux qui culmine avec le retour des vents et l'entrée des percussions; 
Avant que ne revienne le thème et le duo violon - violoncelle du début dans un pianissimo d'un lyrisme sans borne (que vous retrouvez dans la vidéo N°2 qui fait suite à celle-ci);

C'est cette prodigieuse intelligence de l'esthétique musicale et de la composition que Mahler mobilise dans le 6ème mouvement de cette 3ème symphonie, pour instaurer la paix tant espérée, au-delà des tourments à la fois intérieurs et universels dont il se fait ici l'écho. 

On voit bien la richesse à la fois des influences, avouées ou non, connues ou pas, et du legs:
Allegri et son Miserere, avec cette façon si caractéristique de détacher les voix pour créer une grande intensité, et mettre ainsi le cri en musique;
Beethoven, le thème initial et l'orchestration étant directement issus de la 3ème Symphonie, s'agissant de traduire la sérénité, dans une mise en valeur parachevée des cordes;
Tchaikovsky dont le lyrisme traverse l'opus, le lien avec la 6ème Symphonie en si mineur étant profond;
Wagner avec cette façon de faire voler en éclat l'orchestre dont l'expression n'est plus celle de pupitres ou de tessitures mais de textures et de structures, simultanément. Vous reconnaîtrez certainement l'orchestration qu'on retrouve par exemple dans le Prélude de Tristan et Isold. Mehta étant aussi un immense interprète de Wagner, ceci expliquant pour partie sa compréhension extrêmement fine de la musique de Mahler.
Et sur l'autre versant de l'histoire musicale, toute la musique contemporaine, avec par exemple, figure ô combien emblématique, Samuel Barber dont le Quintette à Cordes a très exactement la couleur de cette symphonie, tout en explorant la même façon d'écrire pour les cordes. 
Mais aussi les chefs d'Orchestre. Comment aurait-il pu en être autrement s'agissant de révéler à travers une composition symphonique toute la richesse sonore de l'orchestre, précisément. Pensez, pour n'en citer que deux, à L. Bernstein, ou à S. Osawa.

Ou à Zubin Mehta! Qui ne réalise ici aucune performance, mais traduit de façon saisissante le rapport intime de la musique à l'être; de l'exécution à l'intention créatrice du compositeur. Qui ne joue pas Mahler, mais devient Mahler le temps d'une interprétation. Qui se rend maître absolu de la durée (à la fois celle de l'exécution et celle de votre temps intérieur) et de la matière sonore. 
Et par là même, qui nous plonge au coeur d'une expérience esthétique extrêmement rare, dans laquelle, par la puissance de la musique, nous vivons ou revivons toutes nos souffrances, toutes celles du Monde, et les dépassons dans une paix qui semble devoir nous envelopper et nous protéger définitivement. 

Belle écoute!








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