dimanche 6 novembre 2011

Octavio Paz, la poésie, le poète et le mouvement


Méditation poétique autour d'une magnifique et indomptable exploration du temps et du mouvement par Octavio Paz.  


Avec un extrait de "Pierre de Soleil". Un extrait seulement tant ce poème qui compte 600 vers au total est à la fois une biographie, un testament, une exploration historique, une déclaration. Un fleuve. 

"Un fleuve", Paz utilise lui-même le mot. Car il y a une dimension évidemment héraclitéenne dans ce texte sublime. 
De même que le théoricien du mobilisme universel avait montré combien ce que nous sommes n'est que la résultante d'une dynamique, d'une dialectique qui se déploie dans et en interaction avec le monde. De même Paz écrit-il ici un poème qui "réalise" dans son texte, dans ses images, dans son rythme, dans sa forme, ce mobilisme fécond là, qui l'a fait enfanter de lui-même comme écrivain et poète; et qui fournit en même temps la clé de toute histoire, la sienne, la nôtre, celle du monde. 

"On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve", disait Héraclite. Paz nous entraîne ainsi dans un verbe qui s'écoule, roule, enfle, charrie, explore, se répand, se disperse, se concentre, s'égare, se reprend, se ramasse sur lui-même, s'épand, dans un mouvement ascendant et irrépressible. 

Ne pas s'arrêter aux idées, le propos n'est pas de concepts, mais laisser la puissance des images et surtout celle du rythme nous entraîner. Ne pas chercher à comprendre (qui est encore contraindre ou enfermer, même si ce n'est que le temps de saisir) ou à prendre la moindre distance, surtout. Mais laisser le torrent de mots, de situations, de symboles, devenir peu à peu, mais si vite en réalité, rivière, puis fleuve, jusqu'à l'océan. 

Tout se confond: le je et le tu; le nous et le monde; le ciel et la terre; la terre et l'univers; le corps et l'âme. Nous sommes mouvement. Nous sommes "élan". Alors le poème lui-même incarne cet élan. Elan vital s'il en est. 

Où l'on repense à Bergson et à l'évolution créatrice. Chaque vers reprenant pour la pousser, la projeter plus loin encore, l'oeuvre qui se crée ici à la fois sous nos yeux et en nous. 
Car dans ce geste, Paz, à la fois poète et créateur (Démiurge aurait dit Platon, car c'est bien de cela dont il s'agit. Le poète, par ses mots qui sont énergie et mouvement, donne sa réalité à la vie. La fait surgir)- Paz donc, se dessine lui même comme poète et comme homme, né de par la force des mots; et dans le même temps nous crée, son propre verbe (dépassant la tension entre logos et poiesis, entre le "discours sur" et la "création de") tel que prononcé par nous, devenant l'outil autant que la dimension de notre révélation à nous et au monde. 

Reste le temps, dimension suprême dans laquelle ce fleuve, ce mouvement, cet élan, cette évolution créatrice se déploie. Un temps qui n'est plus un "cadre" qui mesure les choses, mais une dimension intérieure des choses, des sentiments et de la poésie elle-même. Car qu'est ce "temps total" dont parle ici Paz sinon le présent? 

Là est le paradoxe: tout s'écoule, et pourtant nous sommes indéfiniment, éternellement présents à nous-mêmes et au monde, tout comme le poète. Paz, à travers le flux du poème, capture l'essence du temps qui échappe à la logique de la consécution: le présent. "Flotter" c'est être là, et non pas "suivre" ou "être en attente" de ceci ou cela. 

Rien ne se passe en dehors du poème qui ramasse en lui toute l'intériorité de la vie autant que sa profusion (d'où sa longueur). Et nous sommes invités à découvrir cette présence à soi qui fait reculer le spectre de la dispersion comme du vain divertissement (Pascal n'est-ce pas), ce "présent" étant la vérité intérieure du temps qui ne nous abîme plus. 

Le bonheur peut alors fleurir comme une évidence: certes la vie est un fleuve; le poème est un fleuve. La dialectique féconde et créatrice étant à l'oeuvre. Mais grâce au poète, par la vertu des mots qui capturent le flux universel, Paz et chacun de nous, pouvons devenir ce que nous sommes dans un éternel présent auquel l'usure du temps qui s'écoule ne pourra rien arracher. 

La poésie et le bonheur en effet ceci de commun que quiconque s'y épanouit échappe à l'érosion, à la flétrissure, à la "poussière du temps" comme l'a dit un autre poète, Aragon. 

Place donc à l'invention de la vie, de la poésie et du poète lui-même.

(...)
je poursuis mes divagations, chambres, rues,
je marche à tâtons au travers les couloirs
du temps et je gravis et descends ses marches
et ses murs, je tâtonne et ne bouge pas,
je reviens d'où j'ai commencé, je cherche ton visage,
je marche au travers les rues de moi-même
sous un soleil sans âge, et toi à mes côtés
tu marches comme un arbre, comme un fleuve
tu marches et me parles comme un fleuve,
tu croîs comme un épi entre mes mains,
tu frémis comme un écureuil entre mes mains,
tu voles comme mille oiseaux, ton rire
m'a couvert de mousse, ta tête
est un astre si petit entre mes mains,
le monde reverdit si tu souris
en mangeant une orange,

                                  le monde change
si deux, vertigineux et enlacés,
tombent dans l'herbe: le ciel descend,
les arbres s'élancent, l'espace
seul est lumière et silence, seul l'espace
s'ouvre dans la pupille de l'oeil,
passe la blanche tribu des nuages,
le corps rompt les amarres, l'âme s'élance,
nous perdons nos noms et flottons
à la dérive entre le bleu et le vert,
temps total où rien ne se passe
rien que son propre passage heureux,

(...)

Octavio Paz - Pierre de Soleil - 1957






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